L'affaire Toulaév
!
Justement, Gordéev entrait : gros, blond, les cheveux pommadés, la face ronde, un tantinet de moustache duveteuse, de grosses lunettes en écaille, quelque chose de porcin en lui – avec une insolence servile d'animal domestique trop bien nourri.
– Je ne vous comprends pas, camarade Gordéev, dit le haut-commissaire négligemment. Vous avez communiqué cette chose ridicule au Bureau politique ? Pourquoi faire ?
Gordéev se récria, légèrement scandalisé :
– Mais Maxime Andréevitch, il y a une circulaire du C.C. qui prescrit de communiquer au B.P. toutes les plaintes, dénonciations, allusions même dont nous pouvons être l'objet. Circulaire du 16 mars… Et ce n'est pas tellement ridicule, cette affaire Titov, elle dénote, au sein des masses, un état d'esprit dont nous devons être informés… J'ai fait arrêter ce Titov ainsi que plusieurs personnes de son entourage…
– Peut-être même l'avez-vous déjà interrogé vous-même ?
L'intonation railleuse parut échapper à Gordéev qui trouvait commode de se donner l'air épais :
– Moi-même, non. Mon secrétaire a assisté à l'interrogatoire. Il est très intéressant de rechercher l'origine des légendes qui circulent sur notre compte, n'est-ce pas votre avis ?
– Et vous l'avez trouvée ?
– Pas encore.
Le seizième jour de l'instruction, le haut-commissaire Erchov, mandé sur l'heure par téléphone au secrétariat général, y attendit trente-cinq minutes dans une antichambre. Tout le personnel du secrétariat savait qu'il y comptait les minutes. Les hautes portes s'ouvrirent à la fin devant lui, il aperçut le chef à sa table de travail, devant ses téléphones, seul, grisonnant, la tête baissée, une tête lourde – et sombre, vue à contre-jour. La pièce était vaste, haute, confortable mais presque nue… Le chef ne leva pas la tête, ne tendit pas la main à Erchov, ne l'invita pas à s'asseoir. Par dignité, le haut-commissaire s'approcha jusqu'au bord de la table en ouvrant sa serviette.
– Alors, ce complot ? demanda le chef, et il avait son visage ramassé, tout en lignes soudées, de colère froide.
– Je penche plutôt à admettre que l'assassinat du camarade Toulaév fut l'acte d'un isolé…
– Très fort, votre isolé ! Supérieurement organisé !
Le sarcasme atteignit Erchov à la nuque, à l'endroit où frappent les balles des exécuteurs. Gordéev aurait-il poussé l'ignominie jusqu'à poursuivre en secret une enquête parallèle et en dissimuler les résultats ? Bien difficile, en réalité. Rien à répondre en tout cas. Le silence qui suivit incommoda le chef.
– Admettons provisoirement votre thèse de l'isolé. Par décision du Bureau politique, l'enquête ne sera pas close tant que les coupables n'auront pas été châtiés…
– C'est ce que j'allais vous proposer, dit le haut-commissaire, beau joueur.
– Proposez-vous des sanctions ?
– Voici.
Les sanctions remplissaient plusieurs feuilles dactylographiées. Vingt-cinq noms. Le chef y jeta un coup d'œil. Il dit avec emportement :
– Vous perdez la tête, Erchov. Je ne vous reconnais plus, vraiment. Dix ans pour le chauffeur ! Quand son devoir était de ne point quitter la personne à lui confiée avant de l'avoir déposée chez elle en sécurité ?
Sur les autres propositions, il ne dit rien, mais par contrecoup, cette observation fit aussi majorer par le haut-commissaire toutes les peines proposées. Le milicien qui, pendant l'attentat, se chauffait au brasero serait envoyé pour dix ans, et non huit, au camp de travail de la Petchora. La secrétaire-maîtresse de Toulaév et son amant, déportés, la jeune femme à Vologda, ce qui était clément, l'étudiant à Tourgai, dans le désert du Kazakstan, pour cinq ans l'un et l'autre (au lieu de trois). Le haut-commissaire prit plaisir à dire en remettant les feuilles ainsi annotées à Gordéev :
– Vos propositions ont été trouvées indulgentes, camarade Gordéev. Je les ai rectifiées.
– Je vous remercie, dit l'autre avec une aimable flexion de sa tête pommadée. De mon côté, je me suis permis de prendre une initiative que vous approuverez certainement. J'ai fait dresser une liste de toutes les personnes que leurs antécédents pourraient rendre suspectes de terrorisme. Nous avons trouvé jusqu'ici dix-sept cents noms de personnes jouissant encore de leur liberté.
– Ah, très intéressant…
(Il n'avait pas imaginé ça tout seul, ce gros mouchard au crâne
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