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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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dans les fichiers, dans les dossiers, tous différemment inconnus pourtant et tous indéchiffrables de quelque manière… La place du Grand Théâtre s'allumait, la rue Tverskaya charriait en hauteur, sur ses pentes raides, la foule dense du soir. Ville étouffante, grouillante, aux éclairages crus déchiquetant des pans de neige, des fragments de multitudes, des coulées d'asphalte et de boue. Les quatre hommes en uniforme, dans la puissante voiture gouvernementale, se taisaient. Quand enfin la voiture s'élança, après avoir contourné un arc de triomphe massif, pareil à la porte d'une immense prison, vers les larges perspectives de la chaussée de Léningrad, Erchov se souvint amèrement qu'il aimait l'auto, la route, la vitesse, le maniement de la vitesse et du moteur sous son regard précis. On s'opposait maintenant à ce qu'il conduisît lui-même. La tension nerveuse, l'obsession des affaires l'en eussent aussi empêché. Belle chaussée, nous savons construire. Une route comme celle-ci doublant le transsibérien, voilà ce qu'il nous faut pour la sécurité de l'Extrême-Orient : ce pourrait être fait en quelques années en y mettant cinq cent mille hommes de main-d'œuvre dont quatre cent mille seraient avantageusement pris dans les pénitenciers. Rien d'utopique là-dedans, j'y repenserai. L'image du fou, lié sur la chaise renversée dans un cabinet saccagé, flotta tout à coup sur la belle route noire bordée de blanc pur. « Évident qu'il y a de quoi devenir fou… » Le fou ricanait, le fou se mettait à dire que le fou c'est toi, c'est toi, c'est pas moi, tu le verras, c'est toi. Erchov alluma une cigarette pour voir danser entre ses mains gantées de cuir la flamme du briquet. Ainsi se dissipa ce commencement de cauchemar. Les nerfs à bout. Prendre un grand jour de repos, de l'air… L'éclairage de la route s'espaçait, une nuit scintillante se déversait en lointains flots pâles sur les bois. Erchov la contempla avec une humble joie au fond de lui, mais sans en prendre conscience, ruminant des indices, des intrigues, des projets, des détails d'affaires. L'auto pénétra dans les ténèbres sous de hauts sapins couverts d'une neige pareille à la fourrure arrondie des bêtes. Le froid devenait vif. L'auto vira sur une neige mate. Les toits anguleux d'une grande maison norvégienne se découpèrent en noir opaque sur le ciel : la villa n° 1 du Commissariat du peuple à l'Intérieur.
    Dans cet intérieur régnait sur des choses choisies, blanches et de couleurs flamboyantes, un calme ouaté. Pas de téléphone apparent, pas de journaux, pas de messages, pas de portraits officiels (les bannir était une audace), pas une arme, pas un bloc-notes à en-tête administratif. Erchov entendait que rien ne lui rappelât le travail. L'animal humain, quand il fournit le maximum d'effort, a besoin d'un repos complet. Le fonctionnaire hautement responsable y a droit entre tous. Ici, rien que la vie privée, l'intimité, toi et moi, Valia. Un portrait de Valia, Valentina, en écolière sage, dans un cadre ovale, blanc crème, surmonté d'un nœud de rubans sculptés. Le grand miroir reflétait de chaudes couleurs d'Asie centrale. Rien ne décelait l'hiver : pas même les féeriques branchages enneigés que l'on apercevait dans les fenêtres. Ce n'était plus qu'un magnifique décor de magie blanche. – Erchov s'approcha du gramophone. Le disque était de blues hawaïens. Ah non ! Pas aujourd'hui ! Ce fou lamentable criait : « Traîtres, nous sommes tous des traîtres ! » Mais a-t-il bien crié « nous le sommes tous », ou est-ce moi qui l'ajoute ? Pourquoi l'ajouterais-je ? L'esprit de l'investigateur professionnel buta sur un obstacle singulier. Ne devrait-on pas, par humanité, supprimer les fous ?
    Valentina sortit de la salle de bains, en peignoir. « Bonjour, chéri. » Depuis que les soins du corps et le grand bien-être avaient transformé cette petite provinciale de l'Iénisséi, tout son être exprimait avec une rayonnante souplesse le contentement de vivre. Quand la société communiste sera bâtie, bien après les périodes de transition, dures mais enrichissantes, toutes les femmes atteindront à cette plénitude… « Tu es une anticipation vivante, Valia… » – « Grâce à toi, Maxime, qui travailles et qui luttes, grâce aux hommes comme toi… » Ils se disaient quelquefois de ces choses, sans doute pour justifier devant eux-mêmes leur condition privilégiée. Dès lors le

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