L'affaire Toulaév
pêcheur napolitain, une touche d'or dans les yeux, une voix chaude de guitariste, une fantaisie et une loyauté tellement inaccoutumées qu'elles paraissaient – à la réflexion – plutôt feintes. On disait de lui qu'il « se faisait un type original ».
– La ration quotidienne d'emmerdements, mon cher Maximka.
Ricciotti prit familièrement Erchov par le bras, l'accompagna jusqu'à son cabinet, parla d'abondance : du service secret à Nankin où l'on s'était fait salement rouler par les Japonais ; du travail des trotskystes à l'armée de Mao-Tse-Dzioun, dans le Tchounan-Bian ; d'une intrigue au sein de l'organisation militaire blanche à Paris, « dont nous tenons maintenant tous les fils » ; des affaires de Barcelone qui viraient au noir épais : trotskystes, anarchistes, socialistes, catholiques, Catalans, Basques, tous des ingouvernables ; la défaite militaire imminente, faut pas se faire d'illusions ; les complications créées autour de la réserve d'or, et cinq ou six espionnages agissant partout à la fois… – Une conversation de dix minutes avec lui en arpentant le cabinet, valait de longs rapports. Erchov admirait en l'enviant un peu cet esprit souple qui embrassait tout à la fois avec une légèreté singulière. Ricciotti baissa la voix en l'attirant près de la fenêtre où parut Moscou : vaste place blanche, traversée en tous sens par des fourmis humaines suivant des pistes sales sur la neige, entassement d'immeubles, et surmontant encore le tout, les vieux bulbes d'une église, d'un bleu intense, semés de grosses étoiles d'or. Erchov eût pensé que c'était tout de même beau, ça – s'il avait pu y penser.
– Écoute, Maximka, méfie-toi…
– De quoi ?
– J'ai entendu dire que le choix des agents envoyés en Espagne a été malheureux… Tu comprends, c'est moi que ça vise en apparence. En réalité c'est toi.
– Bien, Sacha. Ne t'inquiète pas, j'ai sa confiance, tu comprends.
Les aiguilles de l'horloge tournaient inexorablement. Ils se séparèrent. Quatre minutes pour parcourir la Pravda… Tiens ? La photo de première page : Erchov devait y figurer, deuxième personnage à la gauche du chef, parmi les membres du gouvernement, cliché pris l'avant-veille au Kremlin à la réception des ouvrières d'élite du textile… Il déplia la feuille : elle contenait deux clichés au lieu d'un – coupés de telle façon que le haut-commissaire à la Sûreté ne figurait ni sur l'un ni sur l'autre. Choc. Téléphone. La rédaction ? Ici, cabinet du haut-commissaire… Qui a fait la mise en pages des photos ? Qui ? Pourquoi ? Vous dites que les photos ont été fournies par le Secrétariat général au tout dernier moment ? Bien, bien, très bien, c'est ce que je voulais savoir… En réalité, il en apprenait trop.
Gordéev vint l'avertir aimablement que deux des trois hommes de son escorte personnelle avaient dû être remplacés, l'un étant malade et l'autre envoyé en Russie blanche pour y remettre un drapeau aux travailleurs d'un groupe militaire agricole de la frontière. Erchov se retint d'observer que l'on aurait bien pu le consulter. Dans la cour, trois hommes au port d'armes l'accueillirent devant l'auto d'un seul « Salut, camarade haut-commissaire ! » irréprochablement déclenché dans leurs poitrines bombées. Erchov leur répondit doucement, et, de la main, indiqua le volant au seul des trois qu'il connût – à celui que l'on relèverait sans doute de ce poste un jour prochain pour que le haut-commissaire voyageât désormais entouré de visages inconnus, peut-être chargés de consignes secrètes, obéissant à une autre volonté que la sienne.
L'auto surgit de dessous une voûte basse où s'ouvrirent des portes de fer gardées par des factionnaires casqués, qui présentaient les armes, l'auto bondit sur une place à l'heure grise du crépuscule. Prise une seconde entre un autobus et le flot des passants, elle ralentit. Erchov vit des visages inconnus de gens sans importance : employés, techniciens portant encore le képi des écoles, un vieux Juif triste, des femmes sans grâce, des ouvriers aux faces dures. Ces gens le voyaient sans penser à le reconnaître, fermés, muets, inconsistants sur la neige. Comment vivent-ils, de quoi vivent-ils ? Pas un, même de ceux qui lisent mon nom dans les journaux, ne devine, ne peut deviner ce que je suis en réalité. Et moi, que sais-je d'eux, sinon qu'ils sont des millions d'inconnus, classables par catégories
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