L'affaire Toulaév
aussi, tout détendu ; le chef serrait la main à Maxime Andréevitch Erchov en le regardant amicalement dans les yeux. « Une lourde charge, camarade Erchov, portez-la bien ! » Le photographe des grands journaux projetait sur tous ces sourires l'éclair du magnésium… Erchov atteignait le sommet de sa vie et il avait peur. Trois mille dossiers d'une importance capitale parce qu'ils appelaient la peine capitale, trois mille nids de vipères sifflantes débordèrent en avalanche sur sa vie de toutes les minutes. La grandeur du chef le rasséréna un moment. Le chef, l'appelant d'un ton cordial « Maxime Andréevitch », lui recommandait paternellement de « ménager les cadres, tenir compte du passé, avec vigilance toutefois, faire cesser les abus ». – « On a fusillé des hommes que j'aimais, en qui j'avais confiance, des hommes précieux pour le parti, pour l'État ! s'exclamait-il amèrement. Le Bureau politique ne peut tout de même pas revoir toutes les sentences ! » Il concluait : « C'est votre affaire. Vous avez toute ma confiance. » Une puissance spontanée, parfaitement simple, humaine, attestée par le bon rire des yeux roux et des grosses moustaches émanait de lui, le faisait aimer, faisait croire en lui, donnait envie de le louer, comme dans les gazettes et les discours officiels, mais sincèrement, avec effusion. Quand le secrétaire général bourrait sa pipe, Maxime Andréevitch Erchov, haut-commissaire à la Défense intérieure, « glaive de la dictature », « œil sagace et toujours éveillé du parti », « le plus implacable et le plus humain des plus fidèles collaborateurs du chef le plus grand de tous les temps » (ainsi s'exprimait ce matin même la Gazette des Écoles des services politiques) – Erchov sentait qu'il aimait cet homme et qu'il en avait peur comme on a peur du mystère. « Pas de lenteurs bureaucratiques, hein ! dit encore le chef. Pas de paperasserie excessive ! Des dossiers clairs, à jour, débarrassés du fatras, mais où rien ne s'égare – et des actes ! Ou vous vous noierez dans le travail… » – « Directive géniale ! » commenta sobrement un des membres de la commission spéciale – formée de chefs de service – quand Erchov la leur apporta mot à mot.
Seulement, les dossiers pullulants, proliférants, débordants, envahissants, refusaient de lâcher la moindre note, mais continuaient au contraire à s'enfler. Des milliers d'affaires s'étaient ouvertes pendant le premier grand procès des traîtres, procès « d'une importance mondiale » ; des milliers d'autres affaires s'étaient ouvertes avant que les premières fussent réglées, pendant le deuxième procès, des milliers pendant le troisième procès, des milliers pendant l'instruction des quatrième, cinquième et sixième procès qui n'eurent pas lieu parce qu'on les étouffa dans les ténèbres ; il arrivait des dossiers de l'Oussouri (agents japonais), de Yakoutie (sabotage, trahison, espionnage dans les placers d'or), de Bouriat-Mongolie (affaire des monastères bouddhiques), de Vladivostok (affaire du commandement de la flotte sous-marine), des chantiers de Komsomolsk – cité des jeunes-communistes – (propagande terroriste, démoralisation, abus de pouvoir, trotskysme-boukharinisme), du Sinkiang (contrebande, intelligence avec les agents japonais et britanniques, intrigues musulmanes), de toutes les républiques du Turkestan (affaires de séparatisme, de panturquisme, de banditisme, d'Intelligence Service, de mahmoudisme – mais qui était ce Mahmoud ? – en Ouzbekistan, Turkménistan, Tadjikistan, Kazakstan, vieille Boukharie, Sir-Daria) ; l'assassinat de Samarkand se rattachait au scandale d'Alma Ata et ce scandale à l'affaire d'espionnage (aggravée par le rapt d'un sujet iranien) du consulat d'Ispahan ; des affaires éteintes se rallumaient dans les camps de concentration de l'Arctique, des affaires nouvelles éclataient dans les prisons, des notes chiffrées datées de Paris, Oslo, Washington, Panama, Hankéou, Canton en flammes, Guernica en ruines, Barcelone bombardée, Madrid acharnée à vivre sous plusieurs terreurs – et cætera, consultez la carte des deux hémisphères – exigeaient des enquêtes ; Kalouga annonçait des épizooties suspectes, Tambov des troubles agraires, Léningrad offrait vingt dossiers d'un seul coup, l'affaire du club des marins, celle de l'usine du Triangle rouge, celle de l'Académie des sciences, celle des Anciens Forçats révolutionnaires,
Weitere Kostenlose Bücher