L'affaire Toulaév
faisant alors accompagner d'un agent civil qui le suivait à un mètre, la main sur la poche-revolver ; lui-même marchait avec une canne, prêt à parer l'agression. Sa maison, il la fit entourer de clôtures et garder par des miliciens. Le drame se corsa tout à coup dans la troisième année de disette, le jour où il reçut par le téléphone de Moscou l'ordre confidentiel de procéder avant les semailles d'automne à une nouvelle épuration des kolkhozes afin de réduire les résistances cachées.
– Qui a signé cette décision ?
– Le camarade Toulaév, troisième secrétaire du C.C.
Makéev remercia sèchement, coupa la communication, asséna un coup de poing mou sur la table.
– C'est positivement fou…
Une bouffée de haine lui monta à la tête contre Toulaév, les longues moustaches de Toulaév, la face large de Toulaév, le bureaucrate sans cœur Toulaév, l'affameur Toulaév… Alia Saïdovna vit rentrer ce soir-là un Makéev mauvais, ressemblant à un bouledogue. Il ne l'entretenait que très rarement des affaires ; il se parlait davantage à lui-même car, sous le coup de l'émotion, penser en silence lui devenait difficile. Alia au doux profil mat, des monnaies d'or sous les lobes de ses jolies oreilles, l'entendit gronder :
– Je ne veux pas d'une nouvelle famine, moi. Nous avons payé notre écot, mon vieux, ça suffit. Je ne marche plus. La région n'en peut plus. Les routes meurent ! Non, non, non, non. J'écris au C.C.
Il le fit, après une nuit blanche, une nuit d'angoisse. La première fois de sa vie, Makéev refusait d'exécuter un ordre du C.C., y dénonçait l'erreur, la folie, le crime. Tantôt c'était trop fort, tantôt pas assez : à se relire, terrifié de sa propre audace, il se disait qu'il eût réclamé lui-même l'exclusion et l'arrestation de quiconque se fût permis de commenter en ces termes une directive du parti. Mais les labours envahis par l'ivraie, les pistes mangées par l'herbe, les enfants aux ventres ballonnés par la faim, les échoppes vides du commerce-détail étatisé, les regards noirs des paysans étaient là, réellement là. Il déchira coup sur coup plusieurs brouillons. Alia, chaude et inquiète, se retournait, fiévreuse, dans le grand lit ; elle ne l'attirait plus que rarement – petite femelle qui ne comprendrait jamais. Le mémoire sur la nécessité de différer ou annuler la circulaire Toulaév concernant la nouvelle épuration des kolkhozes partit le lendemain. Makéev eut la migraine, traîna dans les chambres, en pantoufles, débraillé, derrière les volets clos à la grande chaleur. Alia lui apportait, sur un plateau, des petits verres de vodka, des concombres salés, de grands verres d'eau si fraîche que la buée les endiamentait. L'insomnie lui laissait les yeux rouges, il avait les joues velues, ne s'étant pas rasé, il sentait la sueur…
– Tu devrais faire un voyage, Artème, suggéra Alia, ça te ferait du bien.
Il l'aperçut : la chaleur hallucinante de trois heures embrasait la ville, les plaines, les steppes environnantes, transperçait les parois de la demeure, brasillait dans les veines alourdies. Trois pas à peine le séparaient d'Alia qui recula, chancela au bord du divan, renversée, violemment pétrie du cou aux genoux par les mains sèches d'Artème, la bouche écrasée par sa bouche suffocante ; déchiré le kaftan de soie qui ne cédait pas assez vite, meurtries les jambes insuffisamment promptes à s'ouvrir…
– Alia, tu es veloutée comme une pêche, dit Makéev en se relevant, rafraîchi. Le C.C. va voir maintenant si c'est cet imbécile de Toulaév qui a raison – ou moi !
La possession de la femme lui procurait pour un moment le sentiment d'une victoire sur l'univers.
Sa bataille contre Toulaév, Makéev ne pouvait que la perdre en quinze jours. Accusé par son puissant adversaire de verser dans la « déviation opportuniste de droite », il se vit au bord de l'abîme. Des chiffres et plusieurs lignes du mémoire Makéev cités pour dénoncer « les incohérences de la politique agraire du Bureau politique » et « le funeste aveuglement de certains dirigeants », se retrouvaient dans un document probablement rédigé par Boukharine et livré à la Commission de Contrôle par un indicateur. Makéev, se voyant perdu, se renia sur l'heure avec passion. Le Politbureau et l'Orgbureau – bureau d'organisation – décidèrent de le maintenir à son poste puisqu'il abjurait ses erreurs et procédait
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