L'affaire Toulaév
Allait-il reparaître ? Si on ne le jugeait pas, c'était peut-être que tout n'était pas encore fini pour lui ; quoi qu'il en fût, on ne prononçait plus son nom… Makéev eût voulu l'oublier, mais ce nom, cette ombre le poursuivaient dans son travail, dans son silence, dans son sommeil, il eut peur, en prenant la parole devant des fonctionnaires de la région, de tout à coup jeter ce nom obsédant au travers d'une période. Et plus il le chassait de son âme, plus ce nom revenait sur ses lèvres, au point qu'il crut l'avoir mêlé, dans un message lu à haute voix, à ceux des membres du Bureau politique…
– La langue ne m'a-t-elle pas fourché ? demanda-t-il d'un ton négligent, à l'un des membres du Comité régional.
Et une angoisse folle le tenaillait.
– Mais non, répondit le camarade interrogé. C'est singulier. Vous l'avez cru ?
Makéev le regarda, saisi d'une vague terreur. « Il se joue de moi… » Les deux hommes rougirent, embarrassés.
– Vous avez été très éloquent, Artème Artémiévitch, dit le membre du Comité, pour rompre la gêne. Vous avez lu l'adresse au Bureau politique avec un magnifique élan…
Makéev acheva de se troubler. Ses grosses lèvres remuaient en silence. Il faisait un effort insensé pour ne pas dire : « Blücher, Blücher, Blücher, vous entendez ? J'ai nommé Blücher, Blücher… » Son interlocuteur s'inquiéta :
– Vous vous sentez mal, camarade Makéev ?
– Un étourdissement, dit Makéev, qui avalait sa salive.
Il surmonta cette crise, il vainquit l'obsession, Blücher ne reparut pas, ce fut un peu plus fini chaque jour. D'autres disparitions, de moindre importance, continuaient. Makéev décida fermement de les ignorer. « Les hommes tels que moi ont besoin d'un cœur de pierre. Nous bâtissons sur des cadavres, mais nous bâtissons. »
Cette année-là, les épurations et les mutations de personnel ne prirent fin, dans la région de Kourgansk, qu'au milieu de l'hiver. À la veille du printemps, par une nuit de février, Toulaév fut tué à Moscou. Makéev, en apprenant cette nouvelle, poussa un cri de joie. Alia, le corps moulé dans de la soie, faisait des patiences. Makéev jeta devant lui l'enveloppe rouge des messages confidentiels.
– En voilà un qui ne l'a pas volé ! Tête de pierre ! Ça l'attendait depuis longtemps. Un attentat ? Simplement quelque type dont il empoisonnait l'existence lui aura flanqué une brique sur la gueule… Il l'a bien cherché, avec son caractère de chien hargneux…
– Qui ? demanda Alia sans lever la tête parce qu'entre elle et le roi de cœur les cartes faisaient pour la deuxième fois surgir la dame de carreau.
– Toulaév. On m'écrit de Moscou qu'il vient d'être assassiné…
– Mon Dieu, dit Alia, préoccupée par la dame de carreau, sans doute une femme blonde.
Makéev reprit avec irritation :
– Je t'ai déjà dit cent fois de ne pas invoquer Dieu comme une paysanne.
Les cartes claquèrent sous les jolis doigts aux ongles rouge sang. Agacement. La dame de carreau confirmait les allusions perfides de la femme du président du soviet, Dorothéya Guermanovna, une Allemande au grand corps mou, qui savait toutes les histoires de la ville depuis dix ans… et les réticences habiles de la manucure et les données mortellement précises de la lettre anonyme laborieusement composée en gros caractères découpés dans les journaux, il y en avait bien quatre cents collés un à un pour dénoncer la caissière du cinéma L'Aurore qui couchait auparavant avec le directeur des services communaux, devenue depuis plus d'un an la maîtresse d'Artème Artémiévitch, à preuve qu'elle avait fait l'hiver passé un avortement à la clinique du Guépeou, reçue sur recommandation personnelle, puis avait eu un congé payé d'un mois, passé à la maison de repos des travailleurs de l'Enseignement, sur recommandation spéciale, à preuve que le camarade Makéev s'était alors rendu deux fois à la maison de repos et même y avait passé la nuit… L'épître continuait ainsi plusieurs pages durant, tout en lettres chevauchantes, inégales, formant des dessins saugrenus. Alia leva sur Makéev des yeux chargés d'une attention tellement intense qu'ils en devenaient cruels.
– Qu'est-ce qu'il y a ? demanda l'homme vaguement inquiet.
– Qui est-ce que l'on a tué ? demanda la femme, défigurée par l'attention et la détresse.
– Mais Toulaév, Toulaév, es-tu sourde ?
Alia s'approcha de lui à le
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