L'affaire Toulaév
Montre-moi que tu m'estimes encore assez pour t'asseoir à ma table, avec ma nouvelle femme, c'est tout ce que je te demande. Kasparov remit sa casquette, sifflota devant la fenêtre ouverte sur le jardin public (disque de gravier rutilant de soleil ; petit buste en bronze noir, juste au milieu).
– Bon, à ce soir, Artémitch ; tu as une jolie ville…
– N'est-ce pas ? reprit vivement Makéev, soulagé.
En bas, le crâne en bronze de Lénine luisait, d'un éclat de pierre polie. Le dîner fut bon, servi par Alia, qui était petite et potelée, de formes arrondies, avec une grâce de bête mate, propre, bien nourrie, des tresses d'un noir bleuté enroulées sur les tempes, des yeux de biche, un profil en courbes douces, toutes les lignes du visage et du corps fondues. De vieilles monnaies d'or de l'Iran lui pendaient aux oreilles, ses ongles étaient passés au rouge grenat. Elle offrit à Kasparov le pilaf, la pastèque juteuse, le vrai thé « comme on n'en trouve plus nulle part », dit-elle gentiment. Kasparov s'abstint d'avouer qu'il n'avait pas, depuis six mois, fait un repas aussi bon. Il garda son masque le plus aimable, raconta les trois seules anecdotes qu'il connût et qu'en lui-même il appelait « les trois petites histoires pour soirées idiotes », s'exaspéra sans rien en laisser paraître à voir le joli rire des dents blanches et des seins ronds d'Alia, le gros rire satisfait de Makéev ; poussa la complaisance jusqu'à les féliciter de leur bonheur.
– Il vous faudrait un serin, dans une jolie cage assez grande, ça fait bien dans un intérieur intime…
Makéev faillit deviner le sarcasme, mais Alia explosait :
– Je l'ai déjà dit, camarade. Demandez donc à Artème si je ne le lui ai pas déjà dit !
Les deux hommes sentirent en se quittant qu'ils ne se reverraient plus – sinon en ennemis.
Visite de mauvais augure : les embêtements commencèrent un peu après. Les épurations du parti et des administrations venaient de finir, énergiquement conduites par Makéev. Il ne restait plus à Kourgansk, dans les bureaux, qu'un faible pourcentage d'anciens, c'est-à-dire d'hommes formés dans les tourmentes des dix années écoulées ; les tendances de gauche (trotskyste), de droite (Rykov-Tomski-Boukharine) et de faux loyalisme (Zinoviev-Kaménev) paraissaient bien anéanties, sans l'être tout à fait en réalité, car la sagesse commandait de réserver l'avenir. Mais les blés rentraient mal. Makéev, conformément aux messages du C.C., visita les villages, y prodigua les promesses et les menaces, se fit photographier entouré de moujiks, de femmes et de gosses ; organisa plusieurs cortèges de cultivateurs enthousiastes qui livraient tout leur blé à l'État. On se rendait à la ville en long convoi de charrettes chargées de sacs, avec des drapeaux rouges, des transparents proclamant un dévouement unanime au parti, des portraits du chef et d'autres du camarade Makéev, portés comme des étendards par les jeunes gens. Un grand air de fête régnait sur ces manifestations. L'Exécutif du soviet régional envoyait à la rencontre de ces cortèges l'orchestre du club des cheminots ; des opérateurs de cinéma appelés de Moscou par téléphone arrivèrent en avion pour filmer l'un de ces convois rouges que l'U.R.S.S. entière vit ensuite défiler sur l'écran. Makéev l'accueillait, debout sur un camion, en criant d'une voix retentissante : « Honneur aux laboureurs d'une terre heureuse ! » Le soir de ce même jour, il veilla tard, dans son cabinet, en compagnie du chef de la Sûreté, du président de l'Exécutif du Soviet et d'un envoyé extraordinaire du C.C., parce que la situation se révélait grave : stocks insuffisants, rentrées insuffisantes, diminution certaine des emblavures, hausse illicite des prix sur les marchés, essor de la spéculation. L'envoyé extraordinaire du C.C. annonça des mesures draconiennes qu'il faudrait appliquer « d'une main de fer ». « Assurément », dit Makéev, craignant de comprendre.
Ainsi s'ouvrirent les années noires. Sept pour cent environ des cultivateurs expropriés puis déportés quittèrent la contrée dans des wagons à bestiaux, sous les clameurs, les pleurs, les malédictions des mioches, des femmes échevelées, des vieillards fous de fureur. Des terres tombèrent en friche, le bétail disparut, on mangea les tourteaux destinés à nourrir les bêtes, il n'y eut plus ni sucre ni pétrole, ni cuir ni chaussures, ni tissu ni
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