L'affaire Toulaév
papier, il y eut partout la faim aux visages faux et blafards, les chapardages, les combines, la maladie ; la Sûreté décima en vain les services de l'élevage, de l'agriculture, des transports, du ravitaillement, de l'industrie sucrière, de la répartition… Le C.C. recommanda l'élevage du lapin. Makéev fit placarder que « le lapin sera la pierre angulaire de l'alimentation prolétarienne », et les lapins du gouvernement local – les siens – furent les seuls dans la région qui ne crevèrent pas tout au début de l'élevage, parce qu'ils furent les seuls nourris. « Or le lapin même a besoin de manger avant d'être mangé », constatait ironiquement Makéev. La collectivisation de l'agriculture embrassa 82 % des foyers… « Si grand l'enthousiasme socialiste des paysans de la région », écrivit la Pravda qui publia à cette occasion le portrait du camarade Makéev, « organisateur combatif de cette marée montante ». Ne demeuraient en dehors des kolkhozes que des paysans isolés dont les maisons sommeillaient à l'écart des routes, quelques hameaux peuplés de Mennonites, un village où résistait un ancien partisan de l'Irtych, deux fois décoré de l'ordre du Drapeau rouge, qui avait connu Lénine et que l'on n'arrêtait pas pour cette raison… Une fabrique de conserves de viande se construisait cependant, pourvue d'un outillage américain du dernier modèle, et complétée par une tannerie, une cordonnerie, une manufacture de cuirs spéciaux pour l'armée : elle fut achevée dans l'année où la viande et le cuir disparurent. On construisit aussi des habitations confortables pour les dirigeants du parti et les techniciens, une cité ouvrière non loin de la fabrique morte… Makéev faisait face à tout, guerroyait à la vérité « sur trois fronts » pour exécuter les ordres du C.C., accomplir le plan d'industrialisation, ne pas laisser mourir la terre. Où prendre le bois sec pour les constructions, les clous, le cuir, les vêtements de travail, les briques, le ciment ? À chaque instant les matériaux faisaient défaut, les hommes affamés volaient ou se sauvaient, il ne restait entre les mains du grand bâtisseur que des papiers, circulaires, rapports, ordres, thèses, prévisions officielles, textes de discours comminatoires, motions votées par les brigades de choc. Makéev téléphonait, se jetait dans sa Ford, maintenant usée comme une vieille voiture d'état-major d'autrefois, arrivait à l'improviste sur un chantier, comptait lui-même, les sourcils terriblement froncés, les tonneaux de ciment, les sacs de chaux, interrogeait les ingénieurs : les uns mentaient en jurant de construire même sans bois ni briques, les autres mentaient en démontrant l'impossibilité de construire avec ce ciment-là. Makéev se demandait s'ils ne conspiraient pas tous la perte de l'Union et la sienne. D'abord, Makéev sentait, savait qu'ils disaient en tout la vérité ; Makéev, sa serviette sous le bras, la casquette sur la nuque, se faisait conduire à toute allure, à travers les taillis et les plaines vers le kolkhoze « Gloire à l'Industrialisation ! » qui n'avait plus un cheval, où les dernières vaches allaient mourir faute de fourrage, où l'on venait de voler nuitamment trente bottes de foin, peut-être pour nourrir des chevaux portés morts, mais cachés en réalité dans la forêt dormante de Tchertov-Rog. La Corne du Diable. Le kolkhoze semblait désert, deux jeunes communistes venus de la ville y demeuraient au milieu de l'hostilité et de l'hypocrisie générales, le président, si désemparé qu'il en bafouillait, expliquait au camarade secrétaire du Comité régional que les enfants étaient tous malades de faim, qu'il fallait tout de suite au moins un camion de pommes de terre pour que l'on puisse reprendre le travail des champs, les rations allouées par l'État à la fin de l'année écoulée (une année de disette) ayant été insuffisantes de deux mois, nous le disions bien, vous en souvenez-vous ? Makéev se fâchait, promettait, menaçait inutilement, gagné par un désespoir stupide… Vieilles histoires sans fin répétées, archiconnues, il en perdait le sommeil. La terre dépérissait, les bêtes crevaient, les gens crevaient, le parti souffrait d'une sorte de scorbut, Makéev voyait mourir jusqu'aux routes où les charrois ne passaient plus, envahies par l'herbe…
Tellement haï, lui-même, par les gens, qu'il ne sortait plus en ville à pied que par nécessité, se
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