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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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toucher, pâle, droite, les épaules durcies, les lèvres tremblantes :
    – Et cette caissière blonde, qui est-ce qui la tuera, dis-le-moi, traître et menteur ?
    Makéev commençait à saisir la gravité du choc pour le parti : remaniement du C.C., règlement des comptes dans les bureaux, attaques de fond contre la droite, accusations mortelles contre la gauche exclue, ripostes, quelles ripostes ? Un vent nocturne, énorme et tournoyant, chassait de cette chambre la calme lumière du jour, l'enveloppait, lui faisait courir jusque dans ses moelles des frissons froids… À travers ces terribles souffles noirs, la pauvre apostrophe tremblée d'Alia, le pauvre masque brouillé d'Alia lui parvenaient mal.
    – Fous-moi la paix ! cria-t-il, hors de lui.
    Il ne savait pas penser à la fois aux grandes choses et aux petites. Il s'enferma avec son secrétaire privé pour préparer le discours qu'il prononcerait le soir à l'assemblée extraordinaire des fonctionnaires du parti, un discours massue, crié du fond de la poitrine, ponctué du poing fermé. Il parla comme s'il se fût battu là, en combat singulier, avec les ennemis du parti. Ceux des Ténèbres, la contre-révolution mondiale, le trotskysme au groin de métal marqué d'une croix gammée, le fascisme, le Mikado… « Malheur à la vermine puante qui a osé lever une main armée contre notre grand parti ! Nous l'anéantirons à jamais, jusque dans sa descendance ! Éternelle mémoire à notre grand, à notre sage camarade Toulaév, bolchevik de fer, disciple inébranlable de notre chef bien-aimé, le plus grand des hommes de tous les siècles !… » À cinq heures du matin, trempé de sueur, entouré de secrétaires éreintés, Makéev corrigeait encore le texte sténographique de son discours qu'un courrier spécial, partant deux heures plus tard, apporterait à Moscou. Quand il se coucha, le grand jour régnait lumineusement sur la ville, les plaines, les chantiers, les pistes des caravanes. Alia venait de s'assoupir après une nuit de tourments. Percevant la présence du mari, voici qu'elle ouvrit les yeux sur la blancheur du plafond, la réalité, sa souffrance. Et elle descendit doucement du lit, presque nue, s'entrevit dans le miroir, les cheveux défaits, les seins tombants, blême, enlaidie, délaissée, humiliée, pareille à une vieille femme – à cause de la caissière blonde du cinéma L'Aurore. Se rendait-elle compte de ce qu'elle faisait ? Qu'allait-elle chercher dans le tiroir à colifichets ? Elle y trouva un petit couteau de chasse à manche de corne, qu'elle prit. Elle revint vers le lit. Les draps écartés, la robe de chambre ouverte, Artème dormait profondément, la bouche close, le bord des narines ourlé de gouttelettes, son grand corps nu, couvert de poils fauves, abandonné… Alia le contempla un moment comme étonnée de le reconnaître, plus étonnée encore d'y découvrir quelque chose de tout à fait inconnu, quelque chose qui lui échappait sans rémission, peut-être une présence étrangère, une âme de sommeil, pareille à une lueur secrète que le réveil dissipait. « Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu », se répétait mentalement Alia pressentant qu'en elle-même une force allait lever le couteau, ramasser un élan, frapper ce corps mâle étendu, ce corps mâle aimé jusqu'au fond de la haine. Où frapper ? Chercher le cœur, bien protégé par une cuirasse d'os et de chair, difficile à atteindre en profondeur, trouer le ventre offert, où les blessures sont facilement mortelles, déchirer le sexe couché dans sa toison, chair molle, exécrable et attendrissante ? Cette idée, mais ce n'était pas une idée, c'était déjà l'ébauche d'un acte, chemina ténébreusement dans les centres nerveux… Ce sombre flux en croisa un autre, d'inquiétude. Alia tourna la tête et vit que Makéev, les yeux grands ouverts, la regardait avec une sagacité terrifiante.
    – Alia, dit-il simplement, jette ce couteau.
    Elle fut paralysée. Redressé d'un bond, Artème lui serrait le poignet, ouvrait sa petite main débile, jetait au loin le couteau à manche de corne. Alia s'affaissait dans la honte et le désespoir, de grosses larmes étincelantes suspendues aux cils. Elle se sentait une enfant mauvaise prise en faute, sans secours concevable, et maintenant il la rejetterait loin de lui ainsi qu'une chienne malade – à noyer.
    – Tu voulais me tuer ? dit-il. Tuer Makéev, secrétaire du Comité régional, toi, membre du parti ? Tuer

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