L'affaire Toulaév
les campagnes. Un monde neuf, mon vieux, une nouvelle Amérique ! Un parti jeune, inaccessible à la panique, plein de confiance. Veux-tu présider avec moi ce soir, le défilé sportif des Jeunesses ? Tu verras.
Kasparov hocha évasivement la tête. Encore un thermidorien fini, belle brute administrative connaissant par cœur les quatre cents phrases d'idéologie courante qui dispensent de penser, de voir, de sentir – et même de se souvenir, et même d'éprouver le moindre remords quand on fait les plus sales choses. Il y eut de l'ironie et aussi du désespoir dans le petit sourire dont s'éclaira le visage creusé de Kasparov. Makéev se hérissa sous les effluves de ces sentiments tout à fait étrangers à sa nature, qu'il devina pourtant.
– Oui, oui, bien sûr, disait Kasparov, d'une voix singulière.
Il parut se mettre à l'aise, fit sauter les boutons du col de sa blouse, jeta sa casquette dans l'un des fauteuils, s'assit commodément, les jambes croisées sur le dossier de l'autre.
– Pour un beau cabinet, c'est un beau cabinet, ça. Méfie-toi, Artémitch, du confort bureaucratique, C'est de la vase ; on s'y noie.
Entendait-il être délibérément désagréable ? Makéev en perdit un peu contenance. Kasparov le regardait posément de ses drôles d'yeux gris, calmes dans le danger, calmes dans la passion.
– Artémitch, j'ai fait d'autres réflexions. Nos plans sont irréalisables dans la mesure de 50 à 60 %. Pour les réaliser dans la mesure des 40 % restants, il faudra abaisser les salaires réels de la classe ouvrière au-dessous du niveau qu'ils atteignaient sous le régime impérial – bien au-dessous du niveau actuel des pays capitalistes même arriérés… As-tu réfléchi à cela ? Permets-moi d'en douter. Il faudra dans six mois tout au plus déclarer la guerre aux paysans et se mettre à les fusiller, c'est certain comme deux et deux font quatre. Pénurie de marchandises industrielles plus dépréciation du rouble, disons franchement : inflation cachée, bas prix des céréales imposés par l'État, résistance naturelle des possesseurs des grains, tu connais la chanson. As-tu songé aux suites ?
Makéev avait trop le sentiment du réel pour se permettre une objection, mais il eut peur qu'on entendît, du corridor, de telles paroles prononcées dans son cabinet (sacrilèges ; attentatoires à la doctrine du chef, à tout). Elles le cinglaient, elles le troublaient : il se rendit compte qu'il employait le plus clair de ses efforts à ne pas se tenir lui-même ce terrible langage. Kasparov continuait :
– Je ne suis ni un lâche ni un bureaucrate, je sais le devoir envers le parti. Ce que je te dis, je l'ai écrit au Bureau politique, chiffres à l'appui. Nous avons été trente à signer, tous des rescapés des vieilles prisons, du Taman, du Pérékop, de Cronstadt… Devine comment l'on nous a répondu ? Pour moi, l'on m'a d'abord envoyé inspecter les écoles du Kazakstan, qui n'ont ni maîtres ni locaux, ni livres ni cahiers… On m'envoie maintenant compter les chalands à Krassnoyarsk, ce dont je me contrefous, tu t'en rends compte. Mais que les criminelles sottises continuent pour le plaisir de cent mille bureaucrates trop fainéants pour comprendre qu'ils vont au-devant de leur propre perte et qu'ils entraînent la révolution avec eux, de cela je ne me fous pas du tout. Et toi, mon vieux, tu tiens une place honorable dans la hiérarchie de ces cent mille. Je m'en doutais un peu. Je me demandais quelquefois : qu'est-ce qu'il va devenir ce Makéitch, s'il n'est pas déjà un ivrogne fini ?
Makéev allait et venait nerveusement d'une carte murale à l'autre. Ces mots, ces idées, la présence même de Kasparov lui devenaient intolérablement pénibles, comme s'il se fût senti tout à coup sale, des pieds à la tête, à cause de ces mots, de ces idées, de Kasparov. Les quatre téléphones, les moindres détails du cabinet revêtaient des tonalités odieuses. Et pas d'issue dans les voies de la colère possible, pourquoi ? Il répondit d'un ton las :
– Laissons ces sujets. Tu sais que je ne suis pas un économiste. J'exécute les directives du Parti, voilà tout, maintenant comme autrefois à l'armée avec toi. Et tu m'apprenais à obéir pour la révolution. Qu'est-ce que je peux de plus ? Viens dîner à la maison tout à l'heure. Tu sais, j'ai une nouvelle femme, Alia Saïdovna, une Tatare. Tu viendras ?
Kasparov perçut, sous le ton dégagé, une imploration.
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