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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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linges ; d'autres, qui n'ont pas payé leur place au surveillant, cachent le beurre sous leurs vêtements, entre taille et sein. (On les empoignait tout de même quelquefois, t'as pas honte, eh, spéculatrice ?) Plus loin s'ouvrait le carrefour des bêtes abattues en fraude, viande apportée au fond de sacs, sous des objets, des légumes, des grains, et que l'on montrait à peine. « Bonne viande fraîche, voulez-vous ? » La femme sortait de dessous son manteau un jarret de bœuf enveloppé dans un journal mâchuré de sang. Combien ? Tâtez plutôt. Un sinistre bonhomme à tics d'épileptique tenait entre des doigts crochus de sorcier une étrange viande noire, et ne disait rien. On peut manger même ça, c'est pas cher, y a qu'à l'bien cuire, ça ne se peut cuire, évidemment, que dans une bassine en fer blanc, sur un feu de terrain vague. Aimez-vous les histoires de femmes dépecées, citoyen ? J'en connais d'intéressantes. Un gamin passait, bouilloire et verre à la main, vendant dix kopecks le verre d'eau bouillie. Ici s'ouvrait le marché dûment légal, aux éventaires étalés sur le sol, des éventaires incroyables où voisinaient des verres de lunettes bleus, des lampes à pétrole, des théières ébréchées, des photos du temps jadis, des livres, des poupées, des ferrailles, des haltères, des clous (à la pièce, les gros, à la douzaine, les petits que l'on examinait un à un, faut pas se faire voler sur la pointe), des vaisselles, des bibelots d'antan, des coquillages, des crachoirs, des sucettes, des souliers de bal couverts d'un restant de dorure, un haut de forme d'écuyer de cirque ou de dandy fin d'ancien régime, des choses incataloguables, vendables puisqu'on les vendait, puisqu'on vivait de les vendre, menues épaves d'innombrables naufrages brassées par les ressacs de plusieurs déluges. Non loin du théâtre arménien, Romachkine s'intéressa enfin à quelqu'un, à quelque chose. Le théâtre de l'Arménien était fait d'un assemblage de caisses couvertes de toiles noires et percées d'une douzaine de trous ovales où les spectateurs passaient le visage ; ils avaient ainsi le corps dehors et la tête au pays des merveilles. « Encore trois places disponibles, camarades, cinquante kopecks seulement, la représentation va commencer, les mystères de Samarkande, en dix tableaux, trente personnages en couleurs ! » Ses trois clients trouvés, l'Arménien disparaissait sous les toiles, pour tirer les ficelles de ses marionnettes secrètes, en les faisant parler toutes, lui seul, avec trente voix de houris aux yeux longs, de méchantes vieilles femmes, de servantes, d'enfants, de gros marchands turcs, de devineresse tzigane, de diable maigre, noir, barbu, cornu, à langue de feu rouge d'assassin, de beau chanteur amoureux, de courageux soldat rouge… Non loin de lui, un Tatare accroupi veillait sur sa marchandise : des feutres, des tapis, une selle, des poignards, un édredon jaune couvert d'étranges taches, un très vieux fusil de chasse. « Bon fusil, dit-il sobrement à Romachkine incliné sur l'arme. Trois cents. » Ils firent ainsi connaissance. Le fusil n'était plus utilisable sinon pour appâter le client dangereux. « J'en ai un autre, tout neuf, chez moi, dit enfin le Tatare – Akhim – lors de leur quatrième rencontre, après qu'ils eurent bu le thé ensemble. Viens voir. »
    Chez lui, au fond d'une cour entourée de bouleaux blancs, dans le quartier des ruelles propres et silencieuses de la rue Kropotkine – il fallait prendre par la rue Morte –, dans un antre assombri par les cuirs et les feutres pendus au plafond, Akhim révélait un magnifique Winchester au double canon bleu « douze cents roubles, mon ami », cela faisait six mois du salaire de Romachkine, et une arme très insuffisante : deux coups seulement. Quant à la forme, encombrante ; on pourrait, pour la porter sous des vêtements de ville, en scier le canon et les deux tiers de la crosse. Romachkine, plein d'hésitation, soupesait en lui-même le pour et le contre. En s'endettant, en vendant tout ce qu'il avait de vendable, en volant même certaines choses au bureau, il n'arriverait pas à joindre les six cents… De sourdes détonations ébranlèrent doucement la muraille, firent tinter les vitres.
    – Qu'est-ce que c'est ?
    – C'est rien, mon ami, c'est la cathédrale du Saint-Sauveur que l'on dynamite.
    Ils n'en reparlèrent plus.
    – Non, vraiment, dit Romachkine avec chagrin, je ne peux pas, c'est

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