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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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sorties.
    Romachkine aimait les jardins publics qui bordent l'enceinte extérieure du Kremlin, du côté de la ville. Il se plut à les parcourir presque chaque jour. L'événement l'atteignit là en pleine poitrine. Entre une heure un quart et deux heures moins dix, il se promenait dans ces jardins, en mangeant un sandwich, au lieu de bavarder avec ses collègues au réfectoire du Trust. L'allée centrale était de coutume à peu près déserte, les tramways, virant derrière la grille, agitaient leurs ferrailles et lâchaient leurs sonneries. Au tournant de l'allée, se dégageant des feuillages roux qui bordent la haute muraille du Kremlin, parut un militaire. Il venait d'un pas rapide à la rencontre de Romachkine. Deux civils le suivaient en fumant. Grand, presque maigre, la visière du képi baissée sur les yeux, l'uniforme sans insignes, le visage dur, la moustache forte, cet homme inconcevablement charnel surgissait des portraits publiés dans les journaux, étalés sur des façades de quatre étages, affichés dans les bureaux, imprimés chaque jour dans les cerveaux. Pas de doute : Lui. Sa démarche autoritaire, empreinte de raideur, la main droite dans la poche, l'autre balancée… Le chef, pour achever de se faire reconnaître, tira de sa poche une pipe courte qu'il prit entre les dents, sans s'arrêter. Il n'était plus qu'à une dizaine de mètres de Romachkine. La main de Romachkine alla précipitamment chercher dans la poche intérieure du veston la crosse du colt. Le chef, à ce moment, sortit, tout en marchant, sa blague à tabac ; à moins de deux mètres de Romachkine, il s'arrêta, le bravant ; ses yeux de chat lancèrent dans la direction de Romachkine un petit éclair cruel. Ses lèvres railleuses marmottèrent quelque chose comme : « Misérable, misérable Romachkine ! », avec un mépris anéantissant. Et il passa. Romachkine, dévasté, heurta de la pointe du pied un caillou, tituba, faillit tomber. Deux hommes, survenus il ne sut comment, le soutinrent :
    – Vous vous sentez mal, citoyen ?
    Ce devaient être les agents de l'escorte secrète.
    – Fichez-moi la paix ! leur cria Romachkine, hors de lui – mais c'est à peine, en réalité, s'il proféra, dans un souffle désespéré, ces paroles ou d'autres. Les deux hommes, qui l'avaient pris aux coudes, le lâchèrent.
    – Faut pas boire, imbécile, quand on sait pas boire ! bougonnait l'un.
    – Espèce de végétarien !
    Romachkine se laissa choir sur un banc, à côté d'un jeune couple. Une voix tonnante – la sienne – éclatait dans son crâne : « Je suis un lâche, un lâche, lâche, lâche… » Le couple, sans s'occuper de lui, continuait de se disputer.
    – Si tu la revois encore, disait la jeune femme, je… (ses paroles se perdirent). J'en ai assez. Je souffre trop… je… (ce furent d'autres paroles perdues). Je t'en supplie…
    Une fille anémique, grande fillette plutôt, blonde fade à visage criblé de petits boutons roses. Le gars répondait :
    – Tu m'embêtes, Maria. Assez… tu m'embêtes – en regardant au loin.
    Tout se passait en vertu d'une logique parfaite. Romachkine se leva d'une détente, regarda implacablement ce couple, bien en face et dit :
    – Nous sommes tous des lâches, entendez-vous ?
    C'était si évident que l'exaltation de son désespoir tomba et qu'il put s'en aller, marcher comme auparavant, arriver au bureau sans une minute de retard, reprendre ses barèmes, boire son verre de thé de quatre heures, répondre à des questions, finir sa journée, rentrer chez lui… Maintenant, que faire du colt ? Romachkine ne pouvait plus supporter, chez lui, la présence de cette arme inutile.
    Elle était sur la table, l'acier bleu-noir étalant une froideur insultante, quand Kostia vint, qui parut lui sourire. Romachkine le vit très bien.
    – Ça te plaît, Kostia ? lui demanda-t-il.
    Autour d'eux le soir était pacifié. Kostia, l'arme dans la main et lui souriant tout à fait, redevint un jeune guerrier imberbe.
    – Belle chose ! dit-il.
    – Je n'en ai pas besoin, moi, dit Romackhine, déchiré par le regret. Tu peux la prendre.
    – Mais ça vaut cher, objecta le jeune homme.
    – Ça ne vaut rien pour moi. Tu sais bien que ça ne se vend pas. Prends-le, Kostia.
    Romachkine craignit d'insister tant il en avait subitement le désir.
    – Vraiment ? dit encore Kostia.
    Et l'autre répondit :
    – En vérité, prends-le.
    Kostia emporta le colt, le posa sur sa table à lui, sous la miniature,

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