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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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musique, la poésie, la philosophie, des tas d’appareils ménagers et bien d’autres choses encore.
    Quand j’avais dix ou onze ans, il m’emmena tout seul avec lui pour visiter la vallée du Rhin. « C’est là que la civilisation est née », me dit-il subitement, alors que nous nous trouvions sur une tour d’un château en forme de pièce montée qui trônait sur une colline, au-dessus du fleuve.
    Je venais de découvrir la lecture. Malgré mon amour pour Homère, la littérature était, à mes yeux, avant tout française. Elle s’appelait Hugo, Balzac ou Flaubert.
    « La plupart des grands écrivains sont français, objectai-je avec l’autorité de ma nouvelle science.
    — Tu n’as jamais entendu parler de Goethe ? De Schiller ? De Mann ? »
    Je retenais ma langue. Ces noms-là, si ce sont ceux qu’il prononça, ne me disaient rien du tout.
    « Et Bach, reprit mon père, il était français peut-être ? Et Beethoven ? Et Brahms ? »
    Je suis sûr qu’il cita aussi Mozart, Schubert et Haydn, car, pour lui, l’Allemagne et l’Autriche formaient un même pays de même langue, auquel il ajoutait l’Alsace et les Sudètes, mais passons.
    Horrifié par mon mélange d’inculture et de mauvaise foi, il continua :
    « C’est pareil pour la philosophie. Tout ce qui compte est allemand : Kant, Hegel, Fichte, Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger... »
    Je ne connaissais pas davantage ces noms-là, si ce sont ceux qu’il cita. J’arrête là cette parenthèse dont l’objet était d’aider à imaginer le genre de discours que mon père a pu tenir au Fallschirmjäger jusqu’à ce que l’homme baisse enfin son arme. Papa s’approche alors de lui et pose sa main sur son épaule. Ils finissent dans les bras l’un de l’autre, pendant plusieurs secondes, les yeux humides et les chairs pantelantes, avant de s’en retourner chacun à sa guerre.
    Quelque temps plus tard, une nuit que mon père montait la garde, dans le gras d’un fossé, près de son campement, il entend un frisson courir dans les ténèbres. Il tend l’oreille. Mais non, il ne peut s’agir d’une bête. C’est trop gourd, trop gauche et ça fait plein de bruit, avec des façons de ne pas y toucher. Un craquettement aiguille le regard de papa en direction d’un ébouriffage de fourrés et il aperçoit soudain le reflet, dans le clair de lune, d’une lame d’acier. Un Allemand rampe vers lui, un poignard entre les dents.
    Papa pointe son arme et le sermonne en allemand.
    « Qu’est-ce que t’espères gagner en tuant des soldats américains en pleine nuit ? Il est foutu, Hitler. On est venus le pendre, tous autant que nous sommes, et vous libérer de lui, que ça vous chante ou pas. T’as donc pas compris qu’il a perdu la guerre ? »
    L’Allemand ne répond pas et disparaît dans la nuit avec son poignard.
    Papa aimait beaucoup cette histoire. C’était une de celles qu’il racontait le plus souvent. Il aimait cette idée de vaincre l’ennemi sans faire parler les armes, rien qu’en causant.

12
     
    Il paraît que papa n’avait pas été un enfant craintif. La guerre lui apprit à se méfier de tout. Des cadavres des copains GI’s que les Allemands piégeaient et qui vous sautaient à la figure, quand on les touchait. Des arbres derrière lesquels se dissimulaient des ennemis prêts à vous tirer dessus. Des paysans normands dont certains tentèrent, à l’en croire, d’empoisonner ses camarades en jetant Dieu sait quoi dans les tonneaux de cidre qu’ils leur offraient à boire.
    Un jour qu’il s’était égaré avec quelques camarades GI’s du côté de Caen, papa tomba sur un fermier qui le considéra avec suspicion, les yeux plissés, le nez légèrement froncé, à la normande.
    « On est perdus, dit mon père en lui proposant une barre de chocolat pour faire ami ami.
    — Ben, retrouvez-vous vite et foutez-moi le camp, fit l’autre en prenant le chocolat.
    — Nous, amis des Français.
    — On a vu, merci.
    — Nous, libérer France.
    — Vous ne pouvez pas aller faire ça ailleurs ?
    — Les Allemands, ici. Pas ailleurs.
    — Visez les Boches, alors. Pas les vaches. Vous m’en avez déjà tué huit. Elles ne sont pour rien dans tout ça. »
    Le fermier montra à papa le colimaçon de fumée noire qui se perdait dans le ciel, à l’est :
    « Les autres sont partis par là. »
    Puis il se reprit avec le même air d’avoir bu du vinaigre :
    « Non, ils sont partis par là, en

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