L'Américain
s’expliquer, le soir même, pendant le dîner. Il ne regrettait rien. Il en avait, à travers Charles Brisson, après l’esprit français, ce ramassis de petites vanités que des littérateurs boursouflés prétendent transcender avec de grands mots, qu’ils se nomment, je cite sa liste, Déroulède, Barrès, Péguy, Maurras, Aragon ou Malraux. Des esbroufeurs étriqués que la postérité allait, selon lui, vider comme des outres.
« Pourquoi t’en prends-tu comme ça à ce que tu appelles l’esprit français ? demanda maman, marrie. L’esprit allemand et l’esprit américain ne sont-ils pas aussi pernicieux ?
— Je me fiche pas mal d’eux, répondit papa. C’est la France que j’aime. Je serai toujours à son côté, avec tous les pauvres types qui sont morts pour les autres, pour ces patriotes en pantoufles et aux poches pleines. »
Mon père ne cessa jamais de faire sa guerre aux patriotes. C’était sa revanche de soldat.
13
Je n’étais pas encore conçu, et pour cause, mais j’ai le sentiment d’avoir vécu cette scène. Il est dans les dix heures du soir et mes parents se regardent pour la première fois. Il fait tiède et il flotte dans l’air une odeur de cratère qui vous prend à la gorge. Pendant plusieurs jours, en cet été 1944, les avions américains ont déversé des tonnes de bombes sur Rouen qui, depuis, traîne son corps sanglant sur sa boucle de Seine. Ils visaient les ponts ou les points stratégiques, mais ils ont mis des quartiers entiers cul par-dessus tête. Les chambres à coucher se sont retrouvées au fond des caves et inversement. La guerre ne le fait pas exprès. C’est toujours un grand tort de rester en travers ou en dessous.
Comme d’habitude, comme à Caen, comme partout, la cathédrale de Rouen a survécu, malgré l’incendie qui l’a endommagée, et continue de pointer sa flèche vers le ciel, au milieu d’un champ de ruines. C’est une insulte aux incroyants. Il n’y a que les aveugles pour n’avoir pas vu ce miracle, ce sourire effronté de Dieu.
Ce soir-là, maman a la migraine. Depuis quelque temps, elle est infirmière pour la Croix-Rouge. Elle passe ses journées et ses nuits dans le sang des blessés ou la merde des cadavres. Papa, lui, est à bout. Il n’en peut plus, de la guerre. Il prétend qu’elle est terminée puisqu’il suffit de crier « Raus » pour que des Allemands, fussent-ils en section, s’enfuient comme des moineaux. Mais il ne supporte plus les contraintes, les ordres et, surtout, les galonnés de la 1 re armée.
Papa et maman sont l’un en face de l’autre, avec les palpitations et les transpirations des amours au commencement. Mon grand-père maternel a improvisé un bal pour les soldats américains. Même s’il est l’un des grands manitous de la Libération à Rouen, il n’en baisse pas moins le menton, comme les vrais fiers. Il aimait dire qu’il n’avait aucun mérite à être entré en résistance le jour où le Parlement français s’était donné à Pétain : « J’ai fait Verdun avec ce con. Ce salaud », corrigea-t-il même une fois. Comme papi ne proférait jamais de jurons ni de gros mots, j’en avais conclu, dès ma petite enfance, que le Maréchal était une sorte de croque-mitaine stupide et sanguinaire, image qui correspondait assez bien, je crois, à celle qu’en avait mon grand-père.
Dès l’ouverture du bal, papa a cherché à lever l’une des filles de papi, Nane, la cadette de maman. Une brune renversante et pressée de vivre, comme si quelque chose au-dedans d’elle lui disait que la leucémie l’emporterait très vite, le temps de faire quatre garçons à la chaîne. Quand il découvre qu’elle est en main, mon père se rabat sur l’aînée de papi, Mabé. Une vraie beauté aussi, ma future mère. Tout ce qu’il y a de plus normande, elle a pourtant, comme sa sœur, le type arabe. La peau caramel, les cheveux très noirs, elle se coiffe large, comme un soleil, à la façon des jeunes filles de la Libération. Avec ça, toujours un sourire aux lèvres, l’air décidé, le regard transporté.
Je ne sais sur quelle musique ils ont dansé. Maman m’a appris, un jour, qu’ils aimaient par-dessus tout l’orchestre de Glenn Miller. Particulièrement In the Mood . Mais ce soir-là, ce devait être l’accordéon qui menait le bal. Et quand j’imagine papa, maladroit de ses gestes, emmêlant ses brodequins dans les talons hauts de maman, en train de passer de la
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