L'Américain
java au tango, j’ai du mal à garder mon sérieux. Pareil, quand je me le figure, toujours aussi maladroit, faisant l’amour avec maman, pendant une permission, quelques jours plus tard. Il ne sait pas quoi faire de ses mains. Il faut tout lui apprendre. Pour lui, c’est la première fois. Pour elle, je ne saurais dire. Elle est très olé olé, dans son genre. Elle refuse de faire de sa foi une prison, encore moins une ceinture de chasteté. À la faculté de Caen où elle prépare l’agrégation de philosophie, il serait bien étonnant qu’elle couche seule toutes les nuits. Elle qui aime tant Sade, Bataille, la littérature scabreuse, ne semble tenue par aucun des tabous de la morale bourgeoise.
Ce soir-là et les jours suivants, je suis sûr qu’elle n’arrête pas de provoquer papa. Elle presse son GI contre sa poitrine. Elle lui coule sa langue dans la nuque. Elle le roule dans l’herbe. Un dimanche passé à la résidence secondaire de mes grands-parents maternels, à Lyons-la-Forêt, on les voit revenir d’une longue promenade, les couleurs de leurs habits mélangées dans la rosée, la sueur et l’amour. De surcroît, les rougeurs de maman, ce jour-là, ne prêtaient pas à discussion. Les rougeurs ne mentent jamais.
Après l’amour, on aurait dit, chaque fois, que maman avait reçu un coup de soleil sur le visage. Il devenait écarlate, lumineux, halluciné. Même au temps où mon père la battait, je l’ai souvent vue descendre avec cette tête-là de certaines siestes dominicales.
Maman n’est jamais épuisée. Surtout pas à la Libération. Elle déborde d’amour et en fait profiter tout le monde. Papa, sa famille et l’univers entier. Le Seigneur aussi qu’elle prie parfois à genoux, n’importe où, quand ça lui prend. Il ne lui viendrait pas à l’idée qu’on pût vivre sans chercher à se dépasser. Elle n’écoute que ce qui la sort d’elle-même, pour se fondre dans la pulsion éternelle qui court le monde.
Elle qui ne se sent jamais à la hauteur, n’a plus peur de rien quand il est question d’amour. Rien n’arrête l’amour en marche de maman. Elle s’est donnée pour la vie à Frédérick, mon futur père, et n’en démordra plus. Ça se voit sur les portraits qu’elle s’est fait faire, sous toutes les coutures, avec son soldat américain, elle qui n’aime pas les photos. Du soir où il l’a serrée dans ses bras pour la première fois, au bal de Rouen, elle n’a jamais cessé de lui prouver, malgré les jurons et les horions, que l’amour avait raison de tout.
Il eut même raison d’elle.
14
Papa est démobilisé le 22 décembre 1945, à Camp Grant dans l’Illinois, avec un tas de décorations qui font trois lignes sur son acte officiel d’« Honorable Discharge ». Décidé à devenir artiste, comme son père, il compte reprendre des études d’histoire de l’art et se met en quête de petits boulots dans les journaux ou les maisons d’édition où il illustrera quelques grands classiques, de Flaubert à Dostoïevski.
Sur les photos, Frédérick a l’air d’un grand blessé de guerre. Sauf qu’il n’est pas blessé. Il ne sourit plus. C’est la première chose qui a troublé sa mère, à son retour de l’armée. Il ne parle plus beaucoup. Ça l’a frappée aussi. Mais il n’a pas perdu l’appétit et elle lui rembourre le pourpoint, jusqu’au goulet, à coups de canards aux petits pois et de tartes aux pommes à la cannelle.
Il forcit. Surtout de la fesse, de la poitrine et de la joue, un travers familial. Au bout de quelques semaines, papa a retrouvé son visage d’enfant américain bien nourri, pourléché d’amour maternel. Mais il garde l’expression de dégoût qu’il a attrapée pendant la guerre, ainsi qu’un froncement chronique des sourcils, présage de toutes les catastrophes à venir, et puis deux rides profondes qui partent des narines et vont jusqu’aux commissures des lèvres, comme des grosses parenthèses. Il semble souvent de fort méchante humeur.
Il ne court pas les filles. Il a bien assez d’amour comme ça. Maman lui écrit de longues lettres enflammées, de son écriture débraillée, et il leur fait des réponses réfléchies dans une calligraphie très régulière. C’est quelqu’un qui redoute de laisser entrevoir ses sentiments. Il préfère feindre d’en être dépourvu. En contrôlant ses déliés.
Toujours aussi accrochée, maman décide d’aller le rejoindre et,
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