L'Américain
fait. »
Il indiqua un autre colimaçon de fumée noire, à l’ouest. Ici ou là, ça ne changeait rien. La guerre était partout. Elle se plaisait bien, dans le coin. Les obus volaient, les arbres tombaient, les toits s’effondraient et le soleil était comme un spectre dans son ciel.
S’il n’avait été aussi athée, papa aurait sûrement fait sienne la formule de la célèbre pancarte de bistrot : « Ici, nous faisons confiance à Dieu, mais c’est la seule exception. » Je crois qu’il était revenu de tout, après quelques jours de guerre. Surtout des patriotes. Il ne faut jamais laisser la patrie aux patriotes. Une fois qu’ils ont joué avec, ils la laissent toujours en mauvais état.
Papa ne les supportait pas. Il décrivait les officiers de la 1 re armée avec la même rage convulsive que celle qui s’emparait de papi quand il parlait de son expérience de brancardier à la guerre de 14-18, sous les ordres de généraux cyniques et sans pitié. Ces gens-là plaçaient l’intérêt militaire au-dessus de tout. Il pouvait rouler sa meule sur la vérité, la justice et la vie de leurs hommes, pourvu que rien ne trouble leur digestion.
À propos d’agapes d’état-major, papa aimait raconter cette histoire : un jour, après avoir fait dresser leur tente, non loin de Rouen, ses officiers étaient en pleines libations, quand, soudain, des tirs se mirent à crépiter tout autour d’eux. Comme ça se prolongeait et que leur montaient des envies pressantes, ils ne trouvèrent rien de mieux que de réquisitionner mon père pour qu’il aille vider dehors les casques dans lesquels ils pissaient en tremblant.
Il n’aimait pas non plus les patriotes de la Résistance depuis le jour où il sauva de leurs pattes un pauvre homme qui hurlait son innocence, tandis que de gros bras le maintenaient au sol et que s’approchaient de son visage effaré les chenilles d’un char de la division Leclerc. Un collaborateur de la pire espèce, jura-t-on à mon père qui ordonna malgré tout d’arrêter l’exécution. Renseignement pris, les justiciers s’étaient trompés de porte en allant chercher leur coupable.
Pendant toute mon enfance, j’ai été élevé ainsi dans la haine des patriotes. Même papi, un grand résistant qui avait monté une imprimerie clandestine dans la forêt de La Londe, près de Rouen, ne se vantait jamais de ses faits d’armes qui lui valurent de participer au Comité départemental de Libération, en 1944. Comme mon père, il dissimulait mal son aversion pour tous ces braves gens, de la catégorie des ruminants, qui, à chaque génération, rongés par le même prurit, se rassemblaient en cortèges haineux avant de remplir les charniers du Vieux Monde. Il abominait mêmement les couards bienpensants qui, sitôt l’Allemagne vaincue, s’étaient refait une virginité en épurant et en tondant à tour de bras. Les Français ont résisté tard, mais enfin, ils ont résisté. Après la guerre, surtout, et même encore cinquante ans plus tard.
En société, sur la question des patriotes, mon père ne se contrôlait plus, lui qui était doux comme un agneau sitôt sorti de la maison. Charles Brisson, l’historien officiel de la ville d’Elbeuf, qui régnait sur une ribambelle d’amicales et d’associations d’anciens combattants, en fit un jour les frais. Un vieillard charmant qu’on surnommait « Monsieur les présidents » et qui portait son patriotisme sur le revers de son veston, où il arborait plusieurs décorations. Malgré son grand âge, il semblait continuellement au garde-à-vous, comme prêt à repartir au feu.
Lors d’une réception, Charles Brisson eut donc le malheur de dire à papa, avec l’air de la vertu expiatrice :
« C’est bien ce que vous avez fait. Pour notre drapeau.
— J’ai fait ça pour la France. Votre drapeau, franchement, je m’en fous.
— C’est pourtant ce qu’on a de mieux. C’est notre sang, notre essence même.
— Votre drapeau, je me torche le cul avec et je me torcherai avec aussi longtemps que je vivrai. »
Quand maman me rapporta cet incident, je fus horrifié. J’avais beaucoup de respect pour Charles Brisson qui aimait certes le drapeau mais aussi les enfants. Il nous ouvrait grandes les portes du musée municipal d’Elbeuf dont il tenait les rênes et pouvait nous parler pendant des heures, l’œil humide, le menton pédagogique, des fossiles, des minéraux ou des papillons.
Papa tint à
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