L'Américain
le 4 septembre 1946, met le pied à New York sous un ciel sans nuages. Elle a pris le paquebot l’ Oregon , sur lequel elle semble avoir fait une traversée de rêve, à en croire ses lettres à ses parents. En les lisant, j’ai été surpris d’apprendre que papa n’était pas sur le quai, pour accueillir maman, quand elle a débarqué à New York. Elle ne paraît pas avoir été frappée par l’incongruité de son absence. J’ai été atterré de découvrir, ensuite, qu’il n’était pas davantage venu l’attendre à la gare de Chicago où elle arriva par le Panamaker , le 5 septembre. Apparemment, elle avait encore trouvé ça normal.
Chicago est pourtant la ville de papa. C’est là qu’il habite, avec ses parents, à l’est de la 60 e Rue. Mais ce jour-là, il se trouve dans leur résidence secondaire du Michigan, à une centaine de kilomètres. Maman a donc passé une journée et demie à Chicago, sans lui, à faire des courses avec sa copine Evelyne, une femme de GI. Notamment chez Marshall Field’s, les grands magasins qui sont, avec le front de lac, l’une des fiertés de la capitale du Middle West.
Le 7 septembre, maman prend à nouveau le train, puis le bus, pour Harbert, Michigan. Une caricature de village américain, au milieu de nulle part, avec la poste et deux ou trois magasins de chaque côté de la route en ligne droite. Tout est fait pour que les voitures et les camions puissent passer à travers sans ralentir.
C’est au bord du lac Michigan. Un coin de paradis hérissé de pins et bossué de dunes. Quand maman descend à l’arrêt du bus, elle est tout de suite submergée par une odeur chaude et familière, qui lui chatouille les poumons et l’enivre déjà. L’odeur de la résine qui coule des troncs, roule sous les aiguilles, ondule dans le vent et s’insinue partout, jusque dans les bronches. Maman l’a respirée très fort, j’en suis sûr, en descendant les marches de l’autocar.
Papa et ses parents sont venus l’attendre. C’était la moindre des choses. Ma mère est si émue qu’elle n’arrive pas à parler anglais et ne comprend rien à ce qu’on lui dit. Mais les Giesbert s’ingénient à la mettre en confiance. Je cite les adjectifs de maman dans ses lettres : ce sont des gens gais, accueillants, spontanés, simples et charmants. Avec eux, elle est sur un nuage. Elle n’en tombera pas de sitôt.
J’ai lu des pages et des pages des lettres de maman après son arrivée aux États-Unis. L’amour l’aveugle. L’amour pour papa et pour un pays que, pourtant, il exècre. Ce n’est pas l’abondance de biens, après les années de privations sous l’occupation allemande, qui la grise à ce point, mais la confiance et l’amitié qu’elle trouve à tous les coins de rue. Les sourires sur les visages. Les mains qui se tendent. N’eussent été la standardisation, le matérialisme et le culte des apparences, elle aurait considéré l’Amérique comme un vrai morceau d’Éden tombé sur terre. Ses habitants lui semblent même moins étriqués et racornis que dans le Vieux Monde. C’est un pays où l’on peut encore parler aux inconnus sans craindre qu’ils n’appellent la police.
Edmund Giesbert, le père de papa, parle beaucoup à maman. C’est un ancien immigré naturalisé américain qui s’exprime, non sans affectation, avec un fort accent allemand. Je ne crois pas qu’il lui conte fleurette. Encore que ce soit un bourreau des cœurs qui joue volontiers de la prunelle avec les étudiantes de l’Art Institute où il enseigne la peinture.
Maman tombe tout de suite sous le charme. Elle écrira un jour à papi qu’il est « très français et très francophile » et qu’il y a chez lui « une souplesse, une légèreté, un optimisme dont Frédérick est dépourvu ». Ma mère et lui communient tous les deux dans le même culte de l’Amérique. Sauf que grandpa vénère surtout celle des origines, quand le renard libre pouvait agir à sa guise dans le poulailler libre. J’ai rarement rencontré quelqu’un d’aussi réactionnaire que mon grand-père paternel. Il abhorrait tous les cadres où l’on voulait, depuis la nuit des temps, enfermer l’humanité qui, d’après lui, se chercherait sans jamais se trouver jusqu’à la chute finale. Je crois que le meilleur système économique, à ses yeux, était un mélange de Cro-Magnon et de Rockefeller.
À l’entendre, on aurait pu penser qu’il était à la solde des hommes
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