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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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d’affaires dont il était le portraitiste officiel, moyennant de grasses rétributions. Mais il ne supportait ni la cupidité ni la jobardise. Il me semble même qu’il honnissait l’argent. Un jour, je devais avoir sept ans, il m’interdit de ramasser une pièce que je venais de laisser tomber : « Il ne faut jamais se baisser pour de l’argent. » Facile à dire, il est vrai, quand on avait, comme lui, les poches pleines.
    Il était à l’aise, partout, grandpa. Aussi bien dans les mondanités de ses clients ploutocrates qu’avec ses copains universitaires, de Chicago, parmi lesquels il comptait Saul Bellow ou encore, dans la vie quotidienne, avec les gens de peu pour lesquels il était toujours plein d’égards. Ce n’était pas de la politesse, mais une absence totale d’esprit de classe en quoi on reconnaît les vrais Américains. Avec lui, tout le monde était toujours quelqu’un. Maman, surtout.

15
     
    Maman a réussi son coup. Papa a demandé sa main, aussitôt accordée, par lettre à papi et, le 6 juin 1947, elle l’a épousé à Chicago. Le lendemain, elle lui a même imposé un mariage catholique, au presbytère de l’église du Sacré-Cœur, à Winnetka, Illinois. Elle est désormais préposée au bonheur de mon père, qui en semble déjà tout écœuré avant même d’y avoir goûté.
    Papa n’est pas né pour le bonheur. Il est perpétuellement rongé par un mal étrange. Un mélange de mélancolie, de bile sociale et de migraine métaphysique. C’est ce qui lui donne cet air renfrogné, même quand il sourit. Il est l’obstacle sur son propre chemin, et encore, le mot est faible, j’ai envie de parler de gouffre infranchissable. Je suis sûr qu’il fait peine à voir pendant ces deux jours.
    Il y a déjà plusieurs mois, il est vrai, qu’il fait peine à voir. Il n’en peut plus de balayer et de faire les commissions dans la petite entreprise de Chicago qui l’emploie, si l’on peut dire. Mais il a beau chercher, il ne trouve pas de travail à sa mesure. Maman est désespérée. Elle ne comprend pas, écrit-elle à son père, que papa refuse de « se démener, se mettre en avant, parler aux gens, faire des visites, se faire bien voir. Il se contente d’envoyer ses travaux par la poste, ce qui ne donne aucun résultat ».
    Elle a ce cri du cœur : « Il est l’homme le meilleur et le plus intelligent, le plus affectueux dont j’aie pu rêver et je n’en finirais pas de dire combien je l’adore. Puisse-t-il connaître un petit début de succès ! Il le mérite tellement. »
    Quelque temps plus tard, elle raconte à papi que Frédérick se trouve dans « un état de découragement atroce » et qu’il « se tourmente de se sentir ainsi incapable ». Il lui a même dit qu’il « ferait beaucoup mieux de mourir » pour qu’elle puisse bénéficier de son assurance-vie.
    Pendant l’été qui suit leur mariage, ça ne va pas fort non plus. Se jugeant inapte à tout, à la réussite autant qu’à l’amour, papa tombe souvent malade. Il somatise. Une grosse sinusite, un affreux torticolis et, pour parachever le tout, une éruption d’impétigo qui lui ravage le visage et le cuir chevelu. En plus de ça, il éternue, si l’on en croit les comptes de maman, toutes les deux ou trois minutes, avec une force à faire tomber les murs. Il souffre d’une allergie au monde et à l’avenir.
    C’est normal. Il est en train de s’installer peu à peu dans un personnage de parasite social, vivant aux crochets de maman qui assure, avec sa belle énergie, leurs fins de mois. Elle écume les universités, en exhibant ses diplômes, et prend le travail où il se trouve. Après Wellesley College, dans le Massachusetts, elle obtient un poste à la Western Reserve University, dans l’Ohio, puis à l’université de Delaware, et ainsi de suite. Juive errante des campus, comme elle dit dans ses lettres, elle assure des remplacements un peu partout. Elle change si souvent d’adresse qu’il arrive à papa de perdre sa trace.
    Elle donne des cours de français ou de philosophie à des classes « vivantes, sympathiques, très amicales ». Encore qu’il lui semble que « les étudiants, ici, n’aient aucun sens de l’effort, de la concentration, de la réflexion. Ils vous écoutent mais ils voudraient que vous fassiez le travail pour eux ». Il arrive désormais à maman de glisser, dans son courrier, quelques critiques de ce genre contre l’Amérique. Elle dit

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