L'Américain
père m’a tout de suite compris.
Il va mieux. Quelques journaux commencent à apprécier son talent et publient ses dessins. Une maison d’édition lui a demandé d’illustrer un livre traduit du néerlandais : Le monde quand on a six ans . Il vend des toiles à des particuliers. Maman, elle, est de plus en plus débordée. Elle cavale partout. Elle fatigue. « Il y a toujours du lavage, du repassage, du raccommodage qui ne peut attendre, écrit-elle à papi. Quand ce ne sont pas des copies ! »
J’imagine leur logement de fortune à Wilmington, Newark, ou Philadelphie, toujours sur la côte Est, dans des quartiers plus ou moins mal famés. Ça sent le travail, l’humidité et la couche sale. Sans parler des odeurs, dehors, dont maman se plaint dans ses lettres. Les odeurs de l’Amérique pauvre. Le rat mort, le fruit pourri, le caniveau stagnant.
Papa et maman travaillent dans la même pièce qui fait à la fois salle à manger et chambre à coucher, au milieu d’un fouillis de yaourts, de bières, de devoirs, de couverts, de croquis et de tartines. Leurs papiers sont piquetés de taches de graisse, de beurre ou de confiture. Les taches sont une grande spécialité familiale. J’ai toujours été un peu souillon mais ce n’est pas ma faute, si l’on veut bien prendre la peine de considérer mon hérédité.
Le 2 juillet 1949, papa se décide enfin. Ma sœur Fabienne n’est pas encore née, ni même conçue, mais il a besoin d’air et suffoque de plus en plus, dans son pays. De surcroît, écrit maman dans une lettre à papi, « depuis la naissance de Franz-Olivier, il est obsédé par l’idée que son fils pourrait devenir un vrai Américain avec qui nous n’aurions pas grand-chose en commun ». « Pourquoi avoir des enfants si c’est pour en faire des Américains ? » dit souvent Frédérick.
Il accepte donc la proposition de papi qui cherche, depuis des mois, à récupérer sa fille et lui écrit qu’il est prêt à s’installer en France pour travailler à l’imprimerie Allain, qui a besoin d’un dessinateur de sa trempe : « La vie est trop courte. »
« Vous vous rappelez sûrement, écrit papa à son beau-père, mon enthousiasme pour la beauté de l’Europe, mon dégoût pour la dégénérescence, l’étourdissement de mes compatriotes et de l’Amérique en général. » Aux États-Unis, la vie lui paraît plus que jamais « matérialiste, laide et vide ». Qu’on lui ouvre la porte de la cage, conclut-il, et il s’envolera tout de suite.
Il ment. Papa est quelqu’un que les pesanteurs du monde retiendront toujours au sol. Il ne peut vivre que dans une cage. C’est son excuse pour ne pas s’envoler.
16
Je n’ai gardé aucun souvenir de notre arrivée en bateau, au port du Havre. Nous étions alors quatre : mes parents, ma sœur et moi. Je sais seulement que maman avait l’air très fatigué. On m’a souvent parlé, depuis, de la tête de mort qui pointait déjà sous son visage christique.
Elle est encore tombée enceinte. Une manie. Et elle a décidé d’arrêter de travailler pour se consacrer à l’« élevage » de sa marmaille. Papa l’a percée à jour : il sait désormais que la grande ambition de maman est de recouvrir la terre d’une descendance dont il sera l’étalon. Il se sent pris au piège. C’est pourquoi il prend l’habitude de la battre presque tous les soirs, sous un prétexte quelconque.
Il y a toujours une raison. L’ampoule du salon qu’il faut changer. Une punaise qui n’avait rien à faire au pied du lit et qui lui est entrée dans le talon. Le poulet du dîner, cru à l’os, qui ne passe toujours pas. Papa en a après la vie et donc après maman qui, en dépit de son épuisement chronique, incarne la vie comme jamais, au milieu des cris de bébé.
Mon premier souvenir est une tentative d’homicide involontaire par moi perpétrée contre Sabine, ma nouvelle petite sœur, conçue aux États-Unis et née en France. Nous habitons encore rue des Martyrs, à Elbeuf. Elle a un an et quelques. Pendant que maman est sortie acheter la viande de midi chez le boucher d’en face, je décide de l’enfourcher. Mais ma monture est rétive et n’obéit pas à mes ordres. Je déteste ça et l’éperonne. Rien n’y fait. Je lui enfile alors une bride de mon invention. Une ficelle que je fixe au cou, puis serre encore et encore.
Quand maman revient des courses, ma sœur est toute violette et sur le point de tourner de
Weitere Kostenlose Bücher