L'Américain
qu’elle a le mal du pays. Mais, surtout, elle a le mal de papi.
Au bout de quelques mois, son extase américaine est retombée. Ses yeux écarquillés commencent à percevoir les failles d’une société que papa dénonce jour et nuit. Elle se met à rêver de retourner d’où elle vient, pour lui mais aussi pour elle, parce que lui manque l’épaule paternelle sur laquelle sa tête aime tant se reposer. Elle s’est rendu compte qu’elle ne pouvait pas vivre sans cette épaule. Celle de papa ne suffit pas.
Avant de retourner en Europe, mes parents voudraient s’assurer que le Vieux Monde ne sera pas ravagé par une nouvelle guerre. Ils redoutent une invasion soviétique. Papa surtout, qui a décidé que l’Histoire était tragique et que les malheurs à venir l’emporteraient toujours sur les calamités passées. Il prévoit, en cas d’occupation russe, des assassinats en masse et des déportations de population comme vient de le faire récemment l’URSS dans les pays Baltes.
Maman dit qu’il faut se préparer au pire. Elle exhorte sa famille à venir se réfugier, si nécessaire, aux États-Unis. Au grand complet, ça va de soi. « Nous nous tirerons toujours d’affaire, promet-elle dans une lettre. Tout le monde se caserait. » Mais elle ne croit pas trop à la guerre : « Ce n’est là que ma pauvre petite opinion. » Elle pense comme le grand journaliste Walter Lippman que « la seule chose à faire est de résister doucement mais sûrement sur tous les fronts » et de refaire « une Europe solide pour hâter la dislocation des Soviets ».
Mes parents sont dans les affres de l’incertitude, en suspens entre deux mondes, quand survient la première grande catastrophe de leur vie. Je veux parler de ma naissance. Je n’aurais jamais dû venir sur terre. En tout cas, pas à ce moment-là. Je suis une erreur, comme m’a souvent dit maman. Une sorte d’aberration médicale, une insulte à la contraception. Mais la vie a le chic pour se faufiler partout et franchir les obstacles inventés par les humains. J’ai vaincu la méthode Ogino et la capote anglaise, que papa n’avait pourtant pas crevée, le soir de ma conception, contrairement à son habitude.
Quand papa se penche sur mon berceau, neuf mois plus tard, je suis sûr qu’il a son air des mauvais jours, les lèvres boudeuses et les sourcils encore plus froncés que d’ordinaire. Ça peut se comprendre, à en juger par le spectacle qui s’offre à lui. J’ai la tête en forme de cacahuète, car il a fallu m’extraire aux forceps du ventre maternel d’où je ne voulais pas sortir, avant de ne plus songer qu’à y retourner. Avec ça, l’œil droit fermé. Quand on l’ouvre, il y a un caillot de sang dans l’orbite. Depuis, cet œil est resté plus petit que l’autre. D’où mon air torve, même quand je veux faire l’ange.
Je ne crois pas que papa soit bien rassuré après avoir vérifié que j’ai cinq doigts aux pieds et aux mains. Quelque chose cloche, qu’il ne saurait définir. Il a un mauvais pressentiment et, comme je le connais, il somatise encore. Peut-être un mal de tête, ce coup-ci. Il n’est pas un père heureux, mais effaré. Je crains qu’il n’ait pas tenu longtemps la main à maman que je venais de dévaster. Il n’aime pas les hôpitaux, ni les maternités. Il ne s’y attarde jamais.
Après ça, je lui ai sûrement pourri la vie. En hurlant, certaines nuits, comme un agonisant. En dégobillant parfois et en chiant tout le temps. En me comportant comme un enfant attardé et obsédé. À un an et quelques, je ne marche toujours pas. Ça l’inquiète. Il me surnomme le « roi des ballots ». Mais j’effectue sans arrêt, en levrette, des saillies vigoureuses au-dessus d’une partenaire invisible. Ça l’effraie. Moi, ça m’ouvre des perspectives et je m’adonne à mon activité avec l’impétuosité du néophyte, tandis que mon lit à barreaux crisse, tangue et vogue dans la chambre comme les canapés des jeunes amants. Sur ce plan au moins, je ne suis pas en retard.
Je le soucie encore à cause de mon nez qu’il trouve, si j’en crois une lettre de maman, « très court et rond comme une pomme de terre ». Mauvais signe. Papa s’est lancé depuis peu dans l’étude de la psychomorphologie et, à l’aune de sa nouvelle science, je ne vaux pas tripette. J’ai un grand crâne, c’est vrai, mais tout porte à croire qu’il ne servira à rien. L’animal en moi me mène. Mon
Weitere Kostenlose Bücher