L'Américain
aussitôt décidé que je serais Victor Hugo ou rien. J’en prends déjà le chemin. Je suis très prolifique, comme lui, et mon génie se déploie dans tous les domaines. Théâtre, poésie, roman ou polar, tout me va. J’ai fait plusieurs lectures à voix haute qui ont impressionné papi. Il me prédit un grand avenir dans la littérature et je serai la première personne qu’il couchera sur son testament, pour me laisser son stylo Parker 51 auquel il tient, insiste-t-il, « comme à la prunelle de ses yeux ». Maintenant qu’il est au ciel, qu’il me pardonne d’avouer si tard que je n’étais alors qu’un plagiaire, qui copiait sans vergogne Marivaux, Goethe, Twain, Ner val, Molière, Dickens, Ronsard ou Thoreau. C’était encore Hugo qui me réussissait le mieux : chaque fois que je le pompais, on criait au chef-d’œuvre.
Mais, à cette époque, je ne suis pas un fumiste dans tous les domaines. Je crois avoir été, par exemple, assez bon pêcheur. J’écume souvent les bras de Seine. Ça y sent le pire et le meilleur. L’herbe et la charogne. Le brouillard et le tronc d’arbre. Le sureau et le poisson mort. Tout est mélangé. Les odeurs mais aussi les branches des saules et les eaux dormantes. Les feuillages nagent et le ciel coule.
Lors de ces virées, je me pelotonne dans les ombrages avec mes deux ou trois cannes. Dès que je lance ma ligne, je deviens le poisson qui tourne autour de l’appât. Sinueux et vicieux, je flue doucement, en me laissant porter par le faible courant. Je me tue souvent, car je ferre au bon moment, d’un coup sec, afin de crocheter ma victime. Je ramène à la maison des goujons, des tanches ou des brèmes, mais je relâche toujours les carpes. À cause d’elles, il faut tout le temps changer d’appât et de lieu, comme si elles s’étaient passé le mot. Je suis sûr qu’elles se parlent. En plus, une fois ferrées, elles me donnent toujours du fil à retordre. J’ai décrété que c’étaient des animaux intelligents et je gracie toujours les animaux intelligents.
Je suis un ami des bêtes. Des carpes, mais des chèvres, surtout. Mes parents m’en ont acheté une pour un de mes anniversaires. Rosette. La robe rousse, le poil long, les cornes comme des sabres, toujours l’air de se moquer du monde. Un jour, il a fallu la mener au bouc. Sinon, elle y serait allée toute seule. Deux cabris sont nés dans la foulée. Camille et Perdican. Leur mère ne supportant pas le piquet, ils habitent les ronces. De temps en temps, ils passent nous voir, rigolent dans leur barbe, dansent un coup et puis repartent. Ils n’ont peur de rien. Ni des chiens ni des chalands, qu’ils chargent sans ménagement. Il faut voir ma petite horde chasser les chiens errants qui repartent, tête et queue basses. Ils ramperaient s’ils pouvaient.
La chèvre est l’allégorie vivante de l’ironie. L’œil perçant, le museau volontaire, la farceuse semble toujours en quête du prochain tour qu’elle pourra jouer. Franchissement de clôture, dévastation des rosiers ou escalade de poiriers. Avec ça, voluptueuse et sensuelle. Elle aime se trémousser le derrière, surtout si on le lui tripote. C’est l’un des rares animaux de la création qui aiment prendre du bon temps quand les autres semblent esclaves de leur estomac, jamais content.
Souvent, je vais me promener avec mes chèvres dans leur domaine du bord de la Seine. On se parle beaucoup. On a la même langue, celle des yeux. Je les regarde manger. J’ai toujours aimé regarder manger les bêtes. Chaque espèce a son style. Les lapins sont minutieux. Les chèvres, délicates, j’allais dire distinguées. Les poules, affolées par la peur de manquer. Les vaches engloutissent à la diable, à grands coups de langue. Longtemps, je crus que c’était le carnivore en moi qui prenait plaisir à voir prospérer ce qui serait bientôt la chair de ma chair. Maintenant que je suis devenu à moitié végétarien — je fais toujours les choses à moitié —, j’éprouve pourtant le même enchantement devant la sérénité qui, exception faite des volailles, envahit les animaux en train de manger.
Un soir, mes parents m’annoncent qu’il faut tuer Perdican. C’est un bouc, maintenant. Il fait le mâle et joue les petits chefs. S’il déborde toujours d’humour avec nous, le roi de la cabriole, il s’en prend à tout le monde, même au facteur, sabres au clair. Un conseil de famille décide qu’il sera tué d’un
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