L'Américain
l’œil. Je ne me souviens pas d’avoir reçu le coup de pied au cul que je méritais ni même la gifle, mais il vrai qu’avec papa, j’ai toujours mon compte et même de l’avance. Ma mère ne porte jamais la main sur moi. C’est un principe. Elle me traite de monstre et me fait assez la leçon pour que je comprenne la gravité de mon acte. Je la mesure et me rengorge. J’aime bien l’idée d’être devenu, ce jour-là, un criminel en puissance. J’ai même le sentiment d’être entré dans la cour des grandes personnes.
Un jour, mes parents s’installent à Saint-Aubin-lès-Elbeuf, au bord de la Seine. Ils veulent de l’air, du ciel, de la nature. Ils seront servis. Quai d’Orival, on est, à première vue, cernés par la civilisation. À deux kilomètres de l’imprimerie Allain où mon père se rend chaque jour à vélo. Plus près encore des usines chimiques Rhône-Poulenc qui, certains matins de brouillard, empestent une haleine de fin du monde. À quelques coups de pédale, enfin, de la ville qui grignote les herbages, une maison neuve après l’autre, pour le plus grand malheur des pommiers à cidre, appelés à finir en bois de chauffage.
On se sent pourtant loin de tout, chez nous. À cause des ronces. Elles forment un épais rideau de barbelés, autour de notre havre. Par endroits, une muraille qui chante dans le vent. À l’intérieur, on est tranquilles. Rares sont les fâcheux qui s’aventurent ici. Encadrée par deux autres maisons, la nôtre donne sur la Seine qui coule son jus, vert ou noir l’été, marron ou mordoré pendant les pluies.
Jusqu’à l’âge de onze ans, je passe mon enfance dans ces ronces. Les jours de congé ou de vacances, je pars tôt le matin et ne reviens que tard le soir, après un bref passage pour le déjeuner. Je ne m’occupe pas de mes sœurs ni de mon frère. Je n’aide pas ma mère. J’ai trop à faire, et à penser. À cause, notamment, de la mission que je me suis assignée, toujours la même : tuer mon père.
Ça m’agite l’esprit, pendant mes journées au bord de la Seine. Il n’est pas question de me faire prendre et je n’arrive pas à trouver la bonne méthode. J’hésite entre le marteau et le couteau. Mais pour que le crime soit parfait, il faudrait que je surprenne papa dans sa sieste, en l’absence de maman et de ses enfants. Ces conditions ne sont jamais réunies. En attendant, je me contente de semer des clous sur le chemin qu’il emprunte chaque jour à bicyclette. J’aime tellement le voir rentrer à pied, une roue crevée et le feu dans les yeux.
Je lui livre une guérilla sans merci à coups de sabotages de ce genre ou d’assauts verbaux, aussitôt suivis de replis stratégiques. Jamais de trêve. Même quand il cesse de battre maman après la naissance de son quatrième enfant, Jean-Christophe. Pendant plusieurs mois, il est transformé. Il roucoule devant le berceau et fait des risettes à mon frère. Je ne le reconnais plus.
Je me suis souvent interrogé sur ce changement. Jean-Christophe est le seul enfant qu’il ait, je crois, désiré. J’allais dire aimé, mais c’eût été faux, car, au fond, il avait de l’affection pour tous ses enfants. Moi excepté, sur qui il a fait très tôt une croix. Il s’est sans doute dit qu’il ne me récupérerait jamais et que ce nouveau fils était une seconde chance qu’il ne devait pas rater. Il y a alors, entre mes parents, quelques mois de tranquillité, peut-être même de bonheur.
Mais ça ne dure pas. Deux ans plus tard, quand maman tombe enceinte de Laurent, leur dernier enfant, papa recommence à lui flanquer des piles. Elle est désemparée le jour où elle m’annonce la nouvelle plusieurs semaines avant qu’il l’apprenne. Elle ne sait pas comment le lui dire. Je ne vois qu’une solution : partir.
« Sinon, dis-je, il finira par te tuer.
— Tu ne comprends rien. »
Je vois bien qu’elle l’aime et souffre pour lui quand il la passe à tabac. Ça me désole. Certains soirs, j’implore le Seigneur, à genoux, près du lit, de lui donner la force de demander le divorce, tandis qu’au même étage, elle pousse ses petits gémissements sous les coups de papa.
Pour ma part, j’ai trouvé, depuis longtemps, la réponse à tout cela : les ronces.
C’est là que j’écris mon œuvre complète. À neuf ans, j’ai lu mon premier livre, Quatrevingt-Treize , dans la collection des classiques Garnier dont papa a rempli la bibliothèque. J’ai
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