L'Américain
coup de hache sur la nuque par un boucher professionnel et qu’on s’en partagera tous les morceaux, pour en garder un bon souvenir. Je me rappelle son cri quand il est mort. Un cri d’enfant scandalisé. Je n’en ai pas mangé, bien sûr. Je crois que personne n’en a mangé, dans la famille. Sauf maman pour se sacrifier, comme d’habitude.
C’est là, au bord de la Seine, que j’ai appris le bonheur de se mélanger aux eaux, aux bois, aux ronces ou aux champs, avec les bêtes dont je suis le frère. Je sens la vase mais aussi la rosée qui lustre les herbes. Rien ni personne, jamais, ne pourra me faire haïr la vie. Même pas mon père.
17
Papa manque toujours d’air, même là, au bord de la Seine. Il a décidé de mettre davantage de kilomètres encore entre la ville et lui. Un jour, donc, mes parents emménagent, avec leurs cinq enfants et à peu près autant de chèvres, dans une vieille ferme du plateau du Roumois, à Bosc-Roger, au hameau de La Capelle.
Un hectare d’herbe et de pommiers dodus entre quatre haies frissonnantes. Ça grouille de vie, là-dedans, et le pré, ébouriffé de marguerites ou de boutons-d’or, semble se trémousser sous les caresses du soleil, les jours où les nuages veulent bien le laisser vivre. À la belle saison, la lumière sature tout : on dirait qu’on habite une carte postale. À la fin de l’automne, la terre vomit la pluie dont le ciel l’a gorgée : on a le sentiment de patauger dans un marécage.
La maison principale, ou ce qu’il en reste, est une passoire en colombages, ouverte aux vents et aux bêtes. Il manque des portes et des fenêtres. Une cane-dinde prendra même l’habitude, deux années de suite, de pondre ses œufs dans un placard à vaisselle. Ses petits feront partie de la famille et partageront leurs repas avec nous avant de finir, un jour, dans nos assiettes, puisque telle est la loi, à la campagne.
Chaque année, au printemps, de nouvelles générations de bêtes arrivent de partout. J’ai à peine le temps de m’habituer à leur gueule et à leurs manies qu’elles finissent déjà à la casserole et qu’il faut accueillir les suivantes. On n’apprend jamais aussi vite qu’à la ferme notre vérité à tous, humains ou hannetons, qui est de devenir la couche de terre que piétinera notre descendance, avant d’être recouverte, un jour ou l’autre, par une autre pelletée, et ainsi de suite, jusqu’à la fin des temps.
Est-ce pour cette raison que j’ai toujours tant aimé l’odeur de fumier qui a imprégné toute mon enfance ? À La Capelle, nous habitons entre une grosse étable et deux élevages de cochons. Bien sûr, je préfère la bouse au lisier et, depuis, chaque fois que je croise son grisant parfum de miel fondu, après qu’une légère pluie lui est passée dessus, la nostalgie me prend.
J’ai déjà dit tout le bien que je pensais des chèvres. À La Capelle, je me sens aussi très proche des vaches, des bœufs et des veaux. Des animaux philosophes qui semblent toujours nous regarder de loin, et de haut. Ils ne comprennent pas nos tracas. Tout leur bonheur — pascalien — vient d’une seule chose : ils savent, quant à eux, demeurer en repos dans un clos.
Les cochons, je trouve, ressemblent trop aux humains. Avides, sentimentaux et fornicateurs. Quant à la volaille, j’ai peu de sympathie pour elle, à l’exception d’un coq ou d’une poule, par-ci, par-là, de temps en temps. Les autres se comportent toujours trop mal avec les faibles contre lesquels ils s’acharnent, jusqu’au sang, jusqu’à la mort.
Je coule, à Bosc-Roger-en-Roumois, quelques-unes des plus belles années de ma vie, à écouter murmurer la chair herbeuse du clos, ronfler de bonheur le tilleul de l’entrée ou monter le chant du vent dans les ormes de la haie. J’ai d’interminables conversations avec les bêtes de la ferme, et quelques autres aussi. Les lièvres de passage. Les perdreaux égarés. Les chouettes, les fouines et les belettes. J’apprends enfin le froid, les pieds gelés, les doigts gourds.
C’est ce que veut papa. Il est épouvanté par l’« américanisation » de la France qu’il dénonçait déjà, quand il vivait aux États-Unis, et qui n’a cessé, depuis, de se développer. Il entend nous retrancher de tout. Du confort. De la télévision. De ce qu’il appelle, horrifié, la société de consommation. Il s’agit de nous immuniser contre les maladies honteuses que propage cet
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