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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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avaient été écrits par un autre homme, que Spinoza fut exclu, le 27 juillet 1656, à vingt-trois ans, de la communauté juive d’Amsterdam, en ces termes : « Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit, qu’il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille. » Ses juges ont même cru bon d’ajouter : « Veuille l’Éternel ne jamais lui pardonner. Veuille l’Éternel allumer contre cet homme toute sa colère et déverser sur lui tous les maux mentionnés par le Livre de la Loi ; que son nom soit effacé en ce monde et à tout jamais. » Sa proscription a quelque chose de christique, qui m’a permis de concilier aisément sa philosophie et ma foi.
    Mon spinozisme fait doucement rigoler papa. Et comme il ne fait pas le poids face à maman en philosophie, il prend sa revanche sur moi. C’est facile, je suis parfaitement incapable de soutenir la moindre conversation avec lui sur Spinoza ou sur quelque sujet que ce soit.
    Papa semble toujours en train de potasser des examens. À peine a-t-il fini ses heures supplémentaires pour l’imprimerie qu’il lit des livres à la chaîne, jusque très tard dans la nuit. Souvent, la loupiote de son atelier est encore allumée, à deux ou trois heures du matin, quand je me lève pour faire pipi. C’est un polyglotte encyclopédiste. Il parle couramment cinq langues. L’anglais, le français, l’allemand, l’italien, le russe. Sur le tard, il se mettra au chinois et au yiddish. Ça fait sept. Je suis toujours étonné de son savoir quand il nous fait visiter le musée des Offices, à Florence, ou la Scuola di San Rocco, à Venise. Il peut improviser une conférence sur Giotto ou sur Le Tintoret. En ce qui concerne la littérature, sa science est sans fin. Il met plus haut que tout Homère, Shakespeare, Balzac ou Dostoïevski, mais s’amourache sans cesse d’auteurs contemporains comme Céline, Aymé, Malamud, Bellow, Roth, Grass ou, plus tard, Tournier.
    L’histoire des civilisations est son domaine de prédilection. Il a la tête pleine de peuples morts dont il parle comme s’ils étaient vivants. Les Aztèques, les Mayas, les Scythes, les Aryens ou les Mésopotamiens. Il croit que, depuis la nuit des temps, l’humanité ne fait que tourner en rond. C’est pourquoi il considère avec tant de dédain les baudruches qui pérorent, en surplombant leur petit siècle. Papa ne compte pas en décennies, mais en millénaires.
    Devant lui, j’ai toujours l’impression d’avoir une cervelle de lièvre que je perds en courant. D’autant qu’il n’arrête pas de me chercher, pour mieux m’enfoncer. Un jour, il prétend, par exemple, que le christianisme n’est que le fruit d’une semence bouddhiste rapportée d’Asie par des marchands et qui se serait propagée en Europe avant d’essaimer dans le monde. Pour preuve : tous les mots hindous qui figurent dans la Bible. Une autre fois, il m’assure que le spinozisme n’est qu’une nouvelle mouture de taoïsme qui disait déjà que tout est dans tout, deux millénaires auparavant. À la différence près que le Tao-tö-king se lit plus aisément que L’Éthique . Papa est un adepte de la théorie de l’éternel retour.
    Je ne réponds jamais. Je vais aux toilettes et, souvent, il continue son discours derrière la porte.

19
     
    À la ferme de Bosc-Roger, je deviens très vite l’exécuteur des basses œuvres. Le préposé aux tueries. L’assassin du dimanche. Du jour où papa avait raté le coq, quelques années plus tôt, c’était maman qui abattait les bêtes. Elle avait ça en horreur. Je revois encore son affreuse grimace après qu’est tombé le marteau ou la serpe sur la volaille qui se tortille à ses pieds. Elle détourne la tête, prête à jeter du cœur sur l’herbe, avant de s’assurer, d’un œil averti, qu’elle n’a pas raté son coup.
    J’ai treize ans quand maman me passe le relais. Je procède comme elle. Je fracasse au marteau le crâne des lapins : un coup bien ajusté sur la nuque, juste derrière les oreilles que j’ai préalablement relevées, et c’en est fini. Je décapite les canards et les poulets : en l’espèce, l’affûtage est décisif et, comme les bons bouchers, je vérifie mon fil avant l’exécution. Je ne fais ni les chèvres ni les moutons que j’aime, en tout cas pour les premières, comme des petites sœurs.
    Le dimanche, c’est toujours tuerie, à la maison. Parfois, le samedi aussi. J’ai donné la mort à des

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