L'Américain
garde contre les dangers de l’avenir.
Entre mes parents, l’étincelle n’est souvent qu’un mot de tous les jours, une phrase sur le temps qui passe ou qu’il fait. Ça part sur le mode léger et puis ça enfle, ça se déploie avant d’exploser, parfois. L’échange dure cinq à dix minutes, rarement plus, parce que toute la marmaille débarque à son tour pour engloutir ses tartines et son chocolat avant d’aller à l’école. Pour le peu que j’arrive à en saisir, au milieu des nasillements radiophoniques, je suis fasciné par les grandes phrases qui dégringolent sur mes frêles épaules. Maman finit toujours par remonter dans sa chambre pour se changer vite fait, et, quelquefois, lâche un dernier mot à papa, sur le pas de la porte, du genre : « En partant du sujet, on ne pourra jamais démontrer son existence. Ni celle de l’objet. »
Papa fronce les sourcils, c’est le signe qu’il réfléchit, et laisse tomber :
« C’est la seule chose à peu près intelligente qu’a dite Kant de toute sa vie. »
Mon père est hégélien. Il ne croit qu’aux masses, aux civilisations et au sens de l’Histoire, fût-il aussi chahuté que le parcours du canard qui vient de laisser sa tête sur le billot. Il est, comme son philosophe préféré, convaincu que l’État est la moelle de l’homme mais passe à l’as ses réflexions sur la foi ou la divinité de l’existence.
Maman est kantienne. Elle vénère le sujet, l’âme, le Christ et le Seigneur Dieu. Elle adore aussi le pacifisme cosmopolite de son philosophe de chevet et se fait la propagandiste de son « Projet de paix perpétuelle » où il imagine une communauté universelle qui permettrait à l’homme de se sentir « membre à part entière de la société des citoyens du monde », « l’idéal le plus sublime » qu’on puisse lui assigner.
Moi, entre Hegel et Kant, j’ai vite choisi : Spinoza.
À son propos, je fais mienne la phrase de Lessing à Jacobi, quand le second était venu rendre visite au premier, un certain jour du XVIII e siècle : « Connaissez-vous quelque chose de mieux ? » Moi pas. J’aime lire Spinoza, même quand je ne le comprends pas. Il est si plein de vérité qu’il n’arrive pas à la contenir. Elle déborde de partout. C’est maman qui me l’a fait découvrir, quand je suivais ses cours de philosophie, au lycée d’Elbeuf.
Jamais ma mère ne m’apparut aussi fragile que devant sa quarantaine d’élèves. Elle a toujours quelque chose d’hagard. Sans doute provoqué par la panique de perdre leur attention, déjà si légère. Pour la garder, elle saute du coq à l’âne, trousse une anecdote avant de glisser une blague ou de poser tout à trac une question à un élève, pour vérifier qu’il ne rêvasse pas.
Ma mère m’a d’abord initié à Pythagore où j’ai reconnu tout ce que j’avais toujours pensé sans avoir jamais osé le formuler. Tout s’éteint, tout finit, tout change, mais rien jamais ne périt. Le souffle de la vie passe des bêtes aux humains et inversement. Tout est continuellement recyclé ici-bas et il en sera ainsi jusqu’à la nuit des temps. Qu’il soit végétal, animal ou humain, il s’agit toujours du même monde où transmigrent les âmes, d’un corps à l’autre.
Rien, dans tout ça, ne me semble contraire à ma foi. Depuis ma petite enfance, je vois Dieu partout. Dans le vent qui ébouriffe les frênes. Dans la lumière vivante qui voile la nuit. Dans les yeux du bœuf qui implore qu’on lui tapote le crâne, là où il aime, sur la couronne, entre les yeux. Jusque dans les fourmis que j’observe des heures durant, à quatre pattes, apporter leur pitance morte et agonisante dans leur antre grouillant.
C’est dans le Court traité de Spinoza, offert par ma mère pour un anniversaire, que j’ai découvert cette lumineuse citation : « La Nature se compose d’attributs infinis dont chacun en son genre est parfait. Ce qui concorde parfaitement avec la définition que l’on donne de Dieu. » Deus sive Natura . Dieu, c’est-à-dire la Nature. Tout le génie de Spinoza est là. Il a doté d’un corps palpable le panthéisme qui, depuis des millénaires, attendait son prophète. On peut dire aussi, sans le trahir : Deus sive Natura sive Homo . À ses yeux en effet, chaque humain est un morceau minuscule de la Nature, donc de Dieu.
Ce n’est pas à cause de ce Court traité mais pour avoir prétendu que les Livres de Moïse
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