L'Américain
égout pourrissant qu’est devenu, à ses yeux, l’Occident, en phase de décadence terminale.
Avec moi, apparemment, il a réussi. Je me suis dissous à jamais dans la campagne normande. On ne m’en sortira plus. J’aurai toujours, même à Paris, des années plus tard, de l’herbe qui me pousse dans la tête. Je broute avec les chèvres, craquette avec les blés, éclate avec les bulles, agonise avec les lapins, vibre avec les foins avant de me putréfier avec les charognes. J’ai découvert l’infinité depuis que j’ai renoncé à moi-même pour me fondre dans la nature. Je suis plein de griserie.
Sauf quand papa bat maman, certains soirs. Il a toujours ses crises. Mais de moins en moins souvent. Une ou deux par quinzaine, rarement plus. Mon père fatigue un peu, je crois. Il a trop à faire à la maison et dans le clos. Sitôt rentré du bureau de dessin, il enfile un bleu et se transforme tour à tour en plâtrier, vacher, bricoleur, menuisier, cidrier, couvreur, bûcheron, homme de peine, et j’en passe. Il n’arrête jamais. Après le dîner, servi tard, il fait encore, pour l’imprimerie, des heures supplémentaires. Il travaille dans son atelier, une grande pièce aménagée dans un des bâtiments, et rentre rarement se coucher avant le petit matin.
Maman travaille de nouveau. C’est peut-être pour cette raison aussi que papa lui témoigne plus de respect. Elle est professeur de philosophie au lycée Corneille de Rouen et à son annexe d’Elbeuf. Elle court tout le temps. J’entends soudain, en écrivant ces lignes, le tambourinement de ses talons hauts sur le carrelage. Si effréné, parfois, qu’on a peur qu’elle ne se casse la figure. Elle fait partie de cette catégorie de gens qui sont nés avec une heure de retard et cherchent, ensuite, à la rattraper leur vie durant.
Quoi qu’elle fasse, elle arrive toujours la dernière. Non qu’elle traînaille. Au contraire, elle en fait toujours trop. Elle entend en effet être tout à la fois la mère la plus aimante, le meilleur professeur de philosophie du département, une étoile du jardinage, l’as des confitures, une fille modèle pour papi, entre autres. De ma vie, je crois bien ne l’avoir jamais vue au repos.
Sauf, bien sûr, à la clinique ou à l’hôpital, qu’elle fréquente beaucoup. Entre autres pour deux césariennes, une ablation de la vésicule biliaire et un ulcère à l’estomac. Souvent, elle me place chez sa sœur cadette, tante Antoinette, une seconde mère pour moi, qui, comme maman, a fait don de son corps à sa famille et au monde entier. Ma mère sait qu’il vaut mieux ne pas me laisser seul avec papa. Un de nous deux pourrait manquer, à son retour.
À part les visites à la clinique ou à l’hôpital, j’aimais bien les séjours dans ma famille d’adoption. Mais devant le lit de ma mère dont les yeux des autres m’annoncent souvent la fin prochaine, je m’évanouis régulièrement. Je vais même jusqu’à tourner de l’œil dans l’escalier et m’écrouler sur les marches avant d’accéder à sa chambre. J’ai longtemps imputé ces pertes de conscience aux odeurs d’éther. La vérité est que je ne supportais pas l’idée que maman meure. Je me disais que je ne pourrais jamais lui survivre.
Maman meurt beaucoup. Surtout après les césariennes qui lui labourent le ventre. Mais elle ressuscite toujours après. Elle est bien trop chrétienne pour avoir peur de la mort. Ce n’est donc pas la frousse qui la ramène sur terre. C’est juste qu’elle a trop à faire, comme d’habitude, des moutards à torcher ou des copies à corriger, et qu’avec elle, de surcroît, l’heure n’est jamais l’heure. Elle rate toujours ses rendez-vous, fût-ce avec la mort.
Depuis le temps, maman n’a plus l’âge de mourir jeune.
18
À la maison, les petits déjeuners tournent souvent au débat philosophique. Parfois, on se croirait, excusez du peu, dans les dialogues de Platon. Depuis le petit matin, maman est assise, en robe de chambre, à la table de la cuisine. Elle est en train de corriger des copies qu’elle constelle de grosses taches de café au lait, quand papa déboule avec son poste de radio qui débite les nouvelles à tue-tête. Qu’importe si les journalistes tuent de leur bavardage l’information qui, au demeurant, ne change pas beaucoup d’un jour à l’autre. Il a besoin de ce bruit de fond. Il faut qu’on lui parle, qu’on lui donne à penser, qu’on le mette en
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