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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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que j’ai dit plus haut, intraitable et cupide. J’ai mis au point une double comptabilité. Au lieu que l’achat des céréales soit équitablement partagé entre l’élevage familial et le mien, je roule mes parents dans la farine. Je fais ma pelote. Je vais au café. Je fais le joli cœur en ville. Je m’achète des livres, des disques et des chemises.
    J’ai toujours l’intention de devenir écrivain. Le soir, quand je ne lis pas, j’écris l’un de mes deux ou trois romans annuels, où je plagie désormais Dostoïevski, Styron, Nourissier, Le Clézio, Céline ou Mailer. Mais je commence à envisager aussi une carrière d’industriel du poulet. J’ai tout pour devenir le roi de la volaille normande. L’expérience. La compétence. Le souci de la qualité. La preuve : je n’arrive pas à satisfaire la demande. Il faudrait que j’investisse, mais je crains de passer à la vitesse supérieure avant mon baccalauréat.
    Mon affairisme désole papa. Un soir, après que je me suis acheté un costume, il vient me raisonner dans ma chambre :
    « J’espère pour toi que tu ne vas pas gaspiller ta vie en essayant de t’enrichir. Sinon, tu seras très malheureux parce que tout ce que tu construiras s’écroulera toujours comme un château de cartes.
    — Je veux juste ne jamais manquer.
    — C’est toi qui décides si tu manques ou pas. “Qui se contente est riche”, disait Lao-tseu. »
    Je ne réponds pas. Je ne discute jamais avec papa. C’est un principe. Sur cette question, je connais, de surcroît, son discours par cœur. Comme Arnold Toynbee qui est l’un de ses maîtres à penser, il ne croit qu’aux civilisations. Pas aux réussites individuelles.
    J’aurai le loisir de méditer son avertissement, quelque temps plus tard, quand je verrai disparaître l’imprimerie Allain qui n’a pas survécu à la mort de papi. Ou bien quand je suivrai le déclin de la société de l’oncle Alex qui, sur sa chaise roulante, bouffé par le diabète et le cholestérol, soudoie son infirmière pour qu’elle l’approvisionne en sodas, à l’insu de son épouse, et qui prend la détestable habitude de rameuter son état-major de tous les coins du continent, pour jouer au bridge.
    Mais je me dirai encore longtemps, en désaccord avec papa, que la vie serait trop triste à vivre si on n’avait pas des châteaux de cartes dans la tête.

21
     
    Un jour, maman décide qu’il faut changer les bols dans lesquels nous buvons notre café au lait du petit déjeuner. Ils sont tous ébréchés et ça l’horripile. Elle en achète une dizaine, incassables, dans l’un des supermarchés d’Elbeuf. En plastique blanc, je me souviens, mais qu’on dirait en porcelaine. Encore qu’au contact des cuillers, ils émettent un bruit sourd, et non ce tintement musical, propre à la vaisselle habituelle.
    Le matin où il découvre les nouveaux bols sur la table de la cuisine, dressée par maman pour le petit déjeuner, papa a tout de suite un mauvais pressentiment. Après avoir cogné une cuiller contre un des bols pour vérifier son intuition, il ne parvient pas à dominer sa colère. Il blêmit, fronce les sourcils, prend tous les bols, y compris ceux qui sont dans le placard, les empile à côté de lui et commence à les casser l’un après l’autre. Il les jette sur le carrelage où ils résistent à peu près comme prévu et les finit au pied, l’air appliqué.
    Maman descend précipitamment de sa chambre où elle achevait de s’habiller. Ses talons hauts jouent du tambour sur les marches de l’escalier. Un tambour militaire, très en colère.
    « Mais qu’est-ce qui te prend ? proteste-t-elle.
    — Je ne supporte pas le plastique.
    — Tu as vu ce qu’étaient devenus les bols ? Il fallait les remplacer.
    — Moi vivant, il n’y aura jamais de vaisselle en plastique dans cette maison. Jamais. »
    Rien ne sert de raisonner papa que maman observe, effarée, avant de remonter dans sa chambre en maugréant. Il continue le massacre. Jusqu’au dernier bol. Il n’y a pas si longtemps, ma mère aurait pris une raclée, après ça, mais maintenant qu’il ne la bat plus, il entend juste se faire respecter. C’est en tout cas ce qu’il dit.
    Papa a la phobie du progrès. Je ne vous donnerai pas la liste complète de ce qu’il abomine, ça prendrait trop de pages, mais le plastique arrive en tête de ses exécrations avec le béton, le Formica, le nucléaire, la télévision, le linoléum,

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