L'Amour Courtois
tête. Justice est faite. Mais
cette justice est androcratique, c’est la revanche des mâles sur les iniquités
provoquées par les femelles. Depuis lors, rien ne va plus. Il n’y a plus de
déesse. Donc il n’y a plus de couple. Dans sa sagesse, Merlin est en train d’avertir
Viviane que le rôle de la déesse est peut-être de dévorer ses amants, mais que
ceux-ci doivent vivre à l’intérieur même de la femme. Du reste, le symbolisme
est clair : le verger, c’est la toison pubienne. La chambre, c’est le
vagin. « Les cultures qui considéraient l’acte sexuel comme un acte de
piété accompli au service de la déesse avaient conscience de sa signification :
l’acte sexuel est le “retour à la mère” ; il est naturel que les écoles de
pensée “gynécophobe” l’aient trouvé choquant, comme le christianisme primitif, qui
ne concevait qu’un seul retour : celui de l’âme, de l’esprit qui revient
au Père, et non le retour du corps à la Mère ; la
caverne sexuelle devint donc la fosse visqueuse de l’enfer [99] . »
Le couple infernal n’existe donc plus, à la fois par le crime de la déesse et
la vengeance du « plus jeune fils ». Rien ne va plus dans le monde, et
rien ne sera jamais plus comme avant si ce couple
infernal , constitué à l’intérieur de la « caverne visqueuse »
ou dans son équivalent la chambre « aux draps tachés de sang », n’est
pas de nouveau formé par la déesse et son prêtre-amant – et également fils.
Dans la problématique courtoise, le verger est gardé par des
personnages qui sont tous des projections fantasmatiques de la dame elle-même, parfois
sous une forme terrifiante qu’on pourrait qualifier de phalliques ou de
castratrices. Le mythe grec de Circé se perpétue à travers l’imagerie médiévale.
Le Roman de la Rose , du moins celui de
Guillaume de Lorris, le seul qui soit d’esprit courtois, restitue cette
atmosphère ambiguë : des allégories comme Danger ou Faux-Semblant, qui guettent
l’amant dans son parcours labyrinthique vers la Rose, ne sont pas autre chose
que des aspects de la dame et ils relèvent de la partie serpent de la Vierge. Et dans Érec et Énide , Chrétien de Troyes utilise le thème
mythologique avec une volonté délibérée d’en faire une épreuve initiatique. C’est
le fameux épisode de la « Joie de la Cour » : Érec s’engage dans
un verger enchanté et doit combattre un certain Mabonagrain (nom dans lequel
nous reconnaissons Mabon-Maponos, fils de Modron, la « Maternelle », sorte
de jeune soleil divin) qui est obligé, pour l’amour de sa dame, d’interdire le
passage à tout chevalier. La description de Chrétien met en valeur la prouesse
d’Érec. Le texte gallois correspondant, Geraint et
Enid , qui provient d’un même original, reste plus conforme à la
structure mythique. L’épreuve est appelée « les jeux enchantés du Clos du
Nuage ». Le héros s’avance dans une nuée. « En en sortant, il arriva
dans un grand verger, avec un espace libre au milieu, où il aperçut un pavillon
[…] La porte était ouverte. En face de la porte était un pommier, et un grand
cor d’appel était suspendu à une branche de l’arbre. Geraint mit pied à terre
et entra. Il n’y avait qu’une pucelle assise dans une chaire dorée ; en
face d’elle était une autre chaire vide. » Bien sûr, le héros s’assoit
dans la chaire vide, répétant le geste rituel celtique de l’intronisation du
roi [100] et préfigurant celui du
Siège Périlleux de la Quête du saint Graal [101] , s’attirant les
reproches de la pucelle. Il doit combattre un chevalier. Il est vainqueur de
celui-ci et sonne du cor : aussitôt, la nuée disparaît. Le sortilège est
levé. Le mystère du verger n’existe plus. Le héros peut donc aller plus loin.
Et plus loin, c’est la chambre. Le passage par le verger est
obligatoire pour accéder au saint des saints. Ce sont en somme les « bagatelles
de la porte » qui sont figurées par les aventures du verger. Certes, on
peut s’y attarder et ne pas aller plus loin : l’amour courtois offre de
multiples manières d’aimer. Le verger est l’avant-dernière étape, un peu comme
la Pierre philosophale au blanc de l’alchimie traditionnelle. La dernière étape,
c’est la chambre, la Pierre philosophale au rouge ,
celle qui donne la perfection et la joie, celle qui est la panacée universelle,
mais celle qui représente aussi la complète
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