L'Amour Courtois
caresser) ; tout sauf le fait ( lo fag ). La femme, dans l’ assais ,
prenait sa revanche sur le mari impérieux et tyrannique, sur le désir brutal
trop rapide : l’homme “qu’elle couchait auprès d’elle” devait obéir à tous
ses caprices, et ne succomber à la tentation que pour autant qu’elle désirait y
succomber elle-même. Car plus l’épreuve était méritoire pour l’amant, plus elle
le devenait aussi pour elle, et périlleuse pour son honneur [107] . »
Il n’y a donc aucun doute possible sur ce point : ces
satisfactions accordées à l’amant – et partagées par la dame – n’ont rien de ce
qu’on appelle généralement « platoniques ». Il s’agit bel et bien de
rapports sexuels : ce sont d’abord la vision par l’amant de tout ou partie
du corps de sa dame, puis des caresses de plus en plus précises et de plus en
plus intimes. Mais si ces « jeux » pouvaient, dans la plupart des cas,
se conclure par un orgasme de l’homme ou de la femme, ou des deux, jamais, du
moins dans le cadre de la stricte fin’amor , il
ne pouvait y avoir de coït, celui-ci étant banni pour des raisons plus magiques
que morales. On croyait en effet que la pénétration de l’organe mâle dans le
sexe de la femme suffisait à produire un phénomène d’imprégnation et que la
lignée légitime, c’est-à-dire les enfants du mari, en serait altérée. De plus, le
coït est le privilège exclusif de l’époux, car sans le coït, le mariage est
considéré comme nul. Et n’oublions pas la croyance canonique, donc doctrinale, qui
a cours dans le catholicisme romain : le péché originel se transmet
exclusivement par la semence masculine. Par définition même, il était normal
que tout danger de transmission de ce péché originel fût écarté de cet érotisme pur qu’est la fin’amor .
C’est si vrai qu’avant le concile de Trente, le mariage n’était guère que la
reconnaissance par l’Église d’un état de péché nécessaire pour la reproduction
de l’espèce, mais péché quand même.
Or la fin’amor , particulièrement
l’ assais , s’ordonne autour d’un acte
sacramentel accompli au service de Dieu et de son épouse (la communauté des
fidèles), souvenir évident du hiérogame païen entre le dieu et la déesse. Mais
cela n’a strictement rien de commun avec le mariage, acte social et économique,
où la femme est obligée de se soumettre au devoir conjugal. Dans l’ assais , et c’est cela qui relève encore d’un degré la
composante infernale, c’est la dame qui décide qui
elle désire , quand elle acceptera et ce qu’elle
désire . La différence est de taille.
À y réfléchir, les techniques de la fin’amor sont extrêmement scabreuses, mais ont le
mérite d’être d’un raffinement qui confine à la préciosité. Il est vrai que
tous les troubadours n’ont pas manifesté la même délicatesse. Certains vont
même très loin dans une obscénité qui n’est pas seulement destinée à faire rire
une aristocratie blasée, mais qui traduit en images crues un substrat
mythologique enrobé de fantasmes. Ainsi en est-il de cette parodie anonyme d’une cobla du troubadour Folquet de Marseille :
« À vous je voudrais mettre mon vit qui pend, et asseoir mes couilles
au-dessus de votre cul ; et je ne dis cela que par désir de tirer des coups
souvent, car à foutre j’ai mis toute ma pensée. Le vit ne chante-t-il pas quand
il voit le con rire ? Et par crainte que ne vienne le jaloux, je lui mets
mon vit et je retiens mes couilles [108] . » Il y a même là
une nette allusion à un coitus interruptus nécessité
par la crainte du « jaloux », c’est-à-dire du mari. Traduisons :
malgré la violence de mon désir, je n’irai pas jusqu’au bout, jusqu’au fait .
Ainsi, même dans la parodie, on a le souci de respecter la
loi de la fin’amor . Le burlesque et l’obscénité
en disent parfois plus long que les savants discours. Un conte de Boccace – lequel
parodie et désacralise constamment l’amour courtois – restitue ainsi, grâce à
une dérision féroce mais salutaire, la structure mythique du couple infernal Lilith-Sammaël. Il s’agit d’un pieux
ermite qui recueille dans sa hutte une pauvre jeune fille égarée. Évidemment, cette
cohabitation éveille en lui un désir sexuel d’une extrême violence, et ne
sachant pas trop quoi faire pour vaincre la naïveté de la jeune fille, il prétend,
avec preuves à l’appui, que
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