L'Amour Courtois
sa
perfection morale. La Vierge Marie est belle, parfaite, bonne, et elle n’a pas
l’ombre d’une méchanceté parce qu’on lui fait écraser la tête du serpent qu’on
fait sortir d’elle et qui représente sa « noirceur » primordiale :
aussi n’est-on pas étonné de constater que la Vierge Marie n’est l’objet d’aucun
culte érotique. Mais ce n’est pas le cas de la dame de la fin’amor . Elle conserve en elle tout l’aspect Kâli
de la déesse des commencements, que ce soit Guenièvre ou Yseult, que ce soit n’importe
quelle reine, fée ou pucelle rencontrées dans les romans arthuriens : là s’instaure
un culte érotique raffiné et d’une rare subtilité. La dame est un peu l’araignée
qui attend, au coin de la toile, les amants qu’elle va soumettre à l’épreuve, et
peut-être dévorer comme Kâli ou métamorphoser en animaux comme Circé. C’est
aussi la Reine du jeu d’échecs qui gravite partout sur l’échiquier et qui joue
de ses cavaliers, de ses fous et de ses pions, tandis que le roi, indispensable
mais inutile, reste blotti dans le coin le plus exposé aux regards des ennemis.
C’est aussi le serpent lui-même, lové autour d’un axe imaginaire, et qui est
prêt à mordre l’imprudent qui passera à côté, puis la femme-serpent, de type
mélusinien, bonne et mauvaise, belle et inquiétante, environnée de mystère ;
que fait-elle le samedi, dans sa caverne, à l’ombre « visqueuse de l’enfer »,
prête à fuir si l’on découvre son secret ?
Le rituel de l’amour courtois est nécessairement douloureux.
La joie de l’amant naît de sa souffrance. Mais il se peut que la dame souffre
également de cette situation qu’elle instaure pourtant et dont elle se fait
complice. Il est bien délicat d’analyser toutes les motivations profondes d’un
tel comportement érotique, mais on peut être sûr d’une chose : l’amour est
lié à la souffrance et souvent, dans sa phase finale, à la mort. C’est le
célèbre liebestodt des romantiques allemands, singulièrement
plus « torturés » que leurs homologues français. Et c’est ce qu’a si
bien senti Richard Wagner en bâtissant sa « Mort d’Isolde » sur une
insupportable série de gammes chromatiques descendantes. Le plaisir passe
presque toujours par l’Enfer, même s’il ouvre les portes du Paradis. Et il s’agit
là aussi bien d’ affectivité que de sexualité .
Comment se déroulait ce rituel de l’amour courtois ? Le
fait que l’amant idéal est un chevalier, c’est-à-dire un guerrier, cela indique
un lien très fort entre la guerre et la sexualité, auquel il faut joindre un
troisième élément, la magie, qui recouvre et parfois provoque le mystérieux
amour-sentiment. Il s’agit bel et bien d’une initiation d’un néophyte, de sa
préparation totale à un état de héros qui consacrera à la fois la victoire de
ce héros et celle de la dame, laquelle a réussi à capturer celui dont elle a
besoin pour se réaliser. Les ténébreuses étapes de cette initiation sont fort
simples pourtant : de prouesse en prouesse, le chevalier franchit des
étapes et se hausse à un degré où il pourra prétendre à recevoir une récompense.
Cette récompense peut consister en un simple regard ou en une simple parole. Alors,
le chevalier est encouragé à poursuivre son effort. Il sait maintenant qu’il
pourra accéder au verger, et de là, à la chambre.
Du regard ou de la parole, on en viendra au frôlement de
mains, puis au chaste baiser. S’il a su se montrer persévérant dans sa « quête »,
et s’il a suivi les conseils de sa dame, conseils qui sont d’ailleurs plutôt
des ordres, il gagnera d’autres récompenses. Il sera alors admis dans la
chambre de la dame, officiellement, au gré de la dame elle-même, et non comme
un timide voyeur regardant par un soupirail ou par le trou de la serrure. C’est
ce que les troubadours et les théoriciens de la fin’amor se sont ingéniés à décrire comme une cérémonie initiatique, l’ assais (essai), c’est-à-dire une « épreuve ».
« L ’assais était une
épreuve au cours de laquelle l’amant devait montrer qu’il était capable d’aimer
purement, que l’Amour existait en lui , dans le
temps même qu’il recevait la récompense de sa fidélité : il pouvait
contempler sa dame nue et faire avec elle tout ce que la passion requiert :
la tener (l’étreindre), la baiser (l’embrasser), la manejar (la
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