L'Amour Courtois
être
confondue avec l’amour et que la projection du sperme dans le sexe de la femme
est exclue. Mais, dans l’un et l’autre cas, on peut dire que : « C’est
alors que Çakti commence à faire comprendre à l’être qu’il n’est pas un, mais
multiple, et participe à la fois de l’un et l’autre sexes. Ce faisceau
vertigineux de myriades de faits séparés qui composent l’univers des objets
offerts à notre perception, notre moi le reçoit par le canal de ce que nous
appelons l’âme et le corps, mécanisme psychosomatique dans lequel nos
consciences individuelles semblent isolées et emprisonnées. L’activité de la
déesse prend là une nouvelle forme, dont le ventre fécond peut être pris comme
symbole. Tous les objets perçus par notre imagination dans l’expérience
temporelle et le cours entier de nos existences individuelles dans l’immense univers
prennent leur source dans cette danse ou dans ce ventre ; c’est-à-dire – mais
nous l’ignorons – dans nous-mêmes [112] . »
Ce processus érotique nécessite bien entendu un couple, et
un couple d’homme et femme. Toute référence homosexuelle est bannie du
tantrisme, comme de l’amour courtois d’ailleurs. L’homme est réellement le
principe mâle de Çiva et la femme le principe femelle de Çakti. Il ne peut y
avoir aucun déplacement, sinon le système de la remontée de la Kundalînî, serpent
femelle, vers le noyau mâle qu’est Çiva, n’a plus aucune signification. D’où l’importance
considérable de la femme, dans les techniques tantriques, puisqu’ elle est le seul élément qui soit vraiment actif .
« L’esprit du tantriste est continuellement absorbé et fasciné par cette
image radieuse [de la déesse] et toutes les femmes en sont, à ses yeux, la
réplique vivante. Mais, pour lui, ce n’est pas la femme qui personnifie la
déesse : c’est plutôt la déesse qui se montre dans la femme […] Seule, la
coopération avec les femmes permet au tantriste mâle de progresser. Sans cesse,
l’homme et la femme doivent se satisfaire et se compléter. Ce n’est qu’à l’issue
d’une longue expérience d’échanges mutuels que l’un ou l’autre peut accomplir à
lui seul les rites tantriques dans leur intégralité. Il n’empêche que l’acte d’amour
humain le plus banal est, en fait, un reflet de l’acte cosmique : plus il
tend vers la plénitude, plus il se rapproche de l’acte divin primordial » [113] .
On comprend pourquoi, dans le cadre purement occidental de la fin’amor , la rencontre de la dame et de l’amant ne
puisse se faire qu’au terme d’une très longue quête initiatique. Il faut que
cette union s’opère dans les meilleures conditions possibles. D’où une
interminable série d’aventures symboliques, de mésaventures même, de
souffrances, de blessures, d’éloignements, de déchirures ,
avant de pouvoir reconstituer l’intégralité de ce prodigieux couple infernal . Ce n’est qu’au prix de ces souffrances
parfois intolérables – pour la dame comme pour l’amant – que ce couple peut
incarner la dyade primordiale.
Le tantrisme n’est pas la fin’amor .
Mais il participe de la même recherche de la plénitude à partir des pulsions
internes de l’être. Le but spécifique de la fin’amor en tant que rituel ascétique est la création de ce couple
infernal qui viendra mettre fin au perpétuel conflit qui subsiste entre
l’homme et la femme parce que ni l’un, ni l’autre n’ont compris qu’ils étaient
les deux visages d’une même réalité. Le couple de l’amour courtois reconstitue
cette réalité profonde, le temps d’une étreinte. Mais le temps d’une étreinte
peut équivaloir à l’éternité.
C’est dire que l’amour courtois, centré autour du couple, et
du couple unique, ne peut supporter la dispersion. L’amant ne peut aimer qu’une
dame. Et quoi qu’on puisse dire de la Prostituée sacrée, toujours vierge, c’est-à-dire
disponible et offerte au premier venu, la dame ne peut aimer qu’un seul amant, le
mari ne comptant évidemment pas dans cette problématique précise. Un lai
anonyme de la fin du XII e siècle traduit
fort bien cette exclusivité sans laquelle il
est inutile d’élaborer une action vers la plénitude, c’est le Lai d’Ignauré . Le héros, nommé Ignauré, est vraiment
un anti-Tristan ou un anti-Lancelot, et son attitude démontre la fausse voie qu’il
a prise : la conséquence en est la mort, pour
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