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L'Amour Courtois

L'Amour Courtois

Titel: L'Amour Courtois Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Markale
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dans le monde et
dans le temps, c’est elle aussi qui l’en retire et accomplit sa destruction. Toutes
les causes d’infirmité et de mort – maladie, famine, violence et guerre – sont
un aspect inévitable de son activité aux yeux de l’homme, sa victime. Nul ne
peut devenir un vrai tantriste s’il ne regarde pas cette réalité en face et s’il
ne l’assimile pas à l’image qu’il se fait de la nature de la déesse. C’est
ainsi que maintes images tantriques la montrent sous les traits de la terrible
Kâli au visage ténébreux, la langue pendante, la bouche hérissée de crocs et
dégoulinante de sang. Toute hideuse qu’elle soit, elle n’en doit pas moins être
aimée [114] . »
    Oui, elle n’en doit pas moins être aimée [115] .
    Et c’est là que débute la tragédie. Car dans toute tragédie,
la première phrase prononcée dans la première scène contient déjà le sens de la
dernière phrase, avant que ne tombe le rideau. La mort de Tristan est inscrite
dans sa première rencontre avec Yseult. Le destin de Lancelot est inscrit dans
le premier regard qu’il échange avec Guenièvre : il ne trouvera jamais le
saint Graal, parce que, pour lui, le saint Graal, c’est Guenièvre. Au premier
geste, au premier regard, tout est déjà consommé : « De même que
Perceval, du temps où il vivait, fut si troublé par sa contemplation que jamais
il ne sut demander à quoi servaient la lance et le Graal, de même en est-il de
moi, Mieux-que-Dame, quand je vois votre gracieuse personne : je perds le
sens quand je vous contemple… » (Rigaud de Barbezieux). « Je ne veux
ni l’empire de Rome ni qu’on m’en nomme le pape, si je ne dois point revenir
vers celle pour qui mon cœur brûle et se ronge. Car si elle ne guérit pas mon
tourment, par un baiser, avant l’année nouvelle, elle me tuera et se vouera à l’Enfer »
(Arnaud Daniel). « Car mon cœur ne saurait se tourner ailleurs, ni mon
désir m’attirer autre part, puisque je n’ai pas d’autres désirs » (Raimbaut
de Vaqueiras). « Dame, Amour est ainsi fait que, lorsqu’il enchaîne deux
amants, il fait ressentir à chacun d’eux, selon son bon vouloir, ou la douleur
ou la joie. Je pense donc, et je ne plaisante point, que c’est moi qui ai, toute
à ma charge, la dure douleur du cœur » (Raimbaut d’Orange). « Dame
pour qui siffle mon chant, vos yeux sont pour moi des ronces… » (Raimbaut
d’Orange).
    L’amour courtois, tel que le chantent les troubadours, est
rempli de références à des blessures qui ne saignent
même pas tant elles sont profondes. Quand Tristan gémit sur sa couche et
qu’il attend désespérément qu’on lui annonce que le navire de Kaherdin arbore
une voile blanche, il sait qu’un seul regard d’Yseult peut le sauver de la mort.
Mais hélas, Tristan, comme Yseult a bu le vin
herbé, le breuvage d’amour et de mort . Le
dernier mot de la tragédie est aussi le premier. Et il engage la dame comme son
amant, puisqu’il s’agit bel et bien, dans la fin’amor ,
de la reconstitution du couple formé par Lilith et Sammaël, c’est-à-dire un couple infernal [116] .
    Et s’il y a couple infernal,
il ne peut y avoir que souffrance, et souffrance éternelle. Mais, encore une
fois, répétons avec les troubadours que la souffrance c’est aussi la joie et
que la jouissance ne peut s’exprimer que par des râles de mort. Décidément, c’est
bien un couple infernal que nous propose l’amour
courtois, à travers tous les méandres de la dialectique et toutes les aventures
périlleuses de ses héros.
    Quand Tristan, séparé depuis trop longtemps d’Yseult, veut
la revoir alors qu’elle se trouve à la cour du roi Mark, il ne trouve rien de
mieux que de se déguiser en fou pour accéder à
la demeure royale et contempler celle qu’il aime et sans laquelle il ne peut
vivre. Il joue au fou. Mais il est réellement fou .
Et, dans le magnifique texte de la Folie Tristan ,
l’un des chefs-d’œuvre de l’époque courtoise, lorsqu’il a demandé à Mark de lui
donner Yseult et que le roi lui pose une question pour savoir ce qu’il en fera,
le fou répond : « Roi, là-haut en l’air, j’ai une grande salle où je
demeure. Elle est faite de verre, belle et grande ; au beau milieu, le
soleil y darde ses rayons. Elle est suspendue en l’air et pend dans les nues ;
quel que soit le vent, elle ne chancelle ni ne balance. À côté de la salle se
trouve une chambre de cristal

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