L'Amour Courtois
lorsque le « diable » devient trop
arrogant et coléreux, il faut le mettre immédiatement en « enfer ». On
aura compris que le diable est son propre sexe et que l’enfer est celui de la
jeune fille. Mais, par la suite, la fille prend goût à ce jeu et s’ingénie à
rendre constamment le diable « arrogant », et le malheureux ermite, qui
ne se nourrit que de racines, ne peut plus répondre à la demande et doit crier
grâce. Sammaël dévoré par Lilith… Quelle belle image de l’Enfer nous donne là Boccace,
et quelle profondeur d’analyse ! On n’a jamais mieux défini la voracité de la dame de l’amour courtois.
Au reste, cette voracité s’explique par le fait que la dame
demande tout à son amant, dans l’épreuve de l’ assais . Et tout , ce
peut être aussi bien l’inaction, l’immobilité que l’orgie, au double sens du
terme. Dans une tenson du troubadour Montan, on
découvre sous l’obscénité tout le sens et la portée de l’ assais : « Je viens à vous, seigneur, jupe
levée, car j’ai entendu dire que vous aviez pour nom Sire Montan ; jamais
de foutre je ne fus assouvie et j’y ai occupé pendant deux ans un chapelain, ses
clercs et sa suite. J’ai le cul large, épais et frétillant, et le plus grand
con qu’eût jamais femme au monde. » Cela, c’était l’invitation de la dame.
L’amant ne doit pas s’abstenir de répondre : « Et moi, je viens à
vous la culotte baissée, avec un vit plus gros qu’un âne en chaleur ; et
je vous baiserai avec une ardeur telle que vous devrez nettoyer les draps le
lendemain parce qu’ils auront besoin, direz-vous, d’aller à la lessive ; et
nous ne partirons d’ici, ni moi ni mes grosses couilles, sans vous avoir si
bien foutue que vous en resterez gisante et pâmée. » Mais ce ne sont que
des paroles. La dame veut des réalités : « Puisque vous m’avez tant
menacée de me foutre, seigneur, je voudrais savoir ce qu’il en est de vos
vanteries. Car j’ai courtoisement armé ma porte pour supporter les coups de vos
grosses couilles ; ensuite, je me mettrai à ruer de telle sorte que vous
ne pourrez plus vous retenir aux crins de devant et qu’il vous faudra
recommencer par-derrière [109] . » Les détails
sont à la fois précis et évocateurs. Lorsque la dame dit avoir armé
courtoisement sa porte, la situation est identique à celle de Guenièvre dans sa
chambre, séparée de Lancelot par une grille que celui-ci devra tordre avant de
pouvoir s’introduire dans le sanctuaire. Il s’agit bel et bien d’une
provocation, d’un défi mettant en cause, dit René Nelli, la virilité de l’amant
et le contrôle qu’il a de lui-même. « Car, dans tous les pays du monde, les
femmes ont imaginé de mettre à l’épreuve les hommes pour savoir si elles
étaient aimées d’amour ou simplement désirées le temps d’un baiser. »
L’ assais est donc un
élément essentiel du rituel de l’amour courtois. C’est le moment de vérité. Mais
c’est aussi le moment de l’action où se réalise pleinement le couple infernal . La fin’amor ,
« on perd son temps à se demander si elle a été chaste ou luxurieuse , alors qu’il est évident qu’elle
a été les deux à la fois. L’ assais est, sans
nul doute, l’ analyse la mieux conçue pour isoler , un temps, l’amour de la sexualité, et pour
le faire refluer ensuite sur elle, dans l’union
étroite des âmes et des corps : ce qui constitue bien l’essence actuelle –
et peut-être éternelle – de l’amour-passion [110] . »
Et ce genre d’épreuve, à la fois rituelle et initiatique, n’est
pas sans faire songer au tantrisme oriental. On
sait que ce système, à la fois technique et philosophique, est apparu dans des
pays situés entre l’Inde et la Chine, entre le VI e et le VIII e siècle de notre ère. Le but
du tantrisme est de réaliser l’union entre le principe divin masculin (Çiva) et
le principe féminin divin (Çakti), c’est-à-dire de retrouver l’unité primitive
du Cosmos par le biais d’une union sexuelle spirituelle ou réelle à la portée
de tout être humain. Actuellement, le tantrisme est vécu d’une double façon
dans l’univers indien. Ceux qui se réclament du tantrisme dit « de la main
droite », aussi bien à l’intérieur du bouddhisme que de l’hindouisme, veulent
parvenir à la libération de l’être, à sa paix intérieure, en sublimant – de
façon négative – la plus puissante
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