L'Amour Courtois
la pulsion devenue
désir.
Mais la formulation de cette première règle est ambiguë dans
la mesure où rien n’est précisé : si le mariage n’est pas un obstacle pour
que la femme mariée ait une relation amoureuse avec un autre homme (et
inversement qu’un homme marié ait une relation avec une autre femme), rien ne s’oppose
à ce qu’un homme et une femme mariés ensemble vivent un grand amour. C’est en
somme le thème débattu par Chrétien de Troyes dans son roman Cligès , et surtout dans Érec
et Énide , où cet amour, parfaitement naturel et libre tout en étant
conjugal, se heurte au monde extérieur, en l’occurrence aux principes mêmes de
l’aventure chevaleresque. Mais, très habilement, Chrétien de Troyes, en suivant
les étapes de son héros, en arrive à démontrer que l’amour sincère, bien qu’entaché
de « conjugalité », peut conduire un chevalier au dépassement de
soi-même et aux prouesses les plus audacieuses. Il est vrai qu’Énide ne reste
pas en dehors de ces prouesses, et qu’elle intervient au moment opportun pour
sauver ou aider son mari dans des situations qui pourraient tourner à la
tragédie. Mais l’essentiel est sauf : c’est la femme qui demeure le moteur
de l’action masculine, et c’est autant pour prouver à Énide qu’il est capable
de tout pour elle que pour prouver au monde qu’il est capable de prouesses pour
l’amour de son épouse qu’Érec se lance dans des aventures sans fin. À la fin du
compte, peu importe qu’il y ait mariage ou non : c’est l’amour qui conduit
les cœurs et les âmes à un surpassement, le mariage n’étant qu’un incident de
parcours, une circonstance parfaitement secondaire. Mais ce qui était important,
c’était de le dire clairement.
Le mariage n’a plus été considéré comme la panacée universelle,
comme l’exutoire unique et nécessaire à la sexualité, mais comme un des modes
opératoires en usage. C’est tout. Et c’est déjà beaucoup. Quant à savoir
si l’Église, à l’époque courtoise, a toléré ou non la non-conformité de l’amour
et du mariage, c’est un problème qui n’a aucune portée : l’Église
catholique romaine n’a jamais pris une position claire, puisque, dans la
célébration du mariage, le prêtre se contente d’être le témoin du sacrement que
se donnent les nouveaux époux.
La cause est donc entendue. Dans le cadre de la société aristocratique
et raffinée qui a imaginé l’amour courtois, l’amour et le mariage sont deux
choses différentes qui n’ont aucun point commun par nature, et qui peuvent
accessoirement se rencontrer. Le reste n’est que littérature ou matière à
discussion de casuistes.
La seconde règle proposée n’est plus d’ordre sociologique ou
religieux. Elle touche à l’essentiel de la psychologie amoureuse : « Qui n’est pas jaloux ne peut pas aimer . » Et comme
cette constatation ne paraît pas suffisante, elle est reprise dans la vingt et
unième règle, « Vraie jalousie fait toujours
croître l’amour », dans la vingt-deuxième, « Un soupçon sur son amante, jalousie et ardeur d’aimer
augmentent », ainsi que dans la vingt-huitième, « La moindre présomption pousse l’amant à soupçonner le pire
sur son amante ». Ainsi se trouve mis en valeur un thème essentiel
de la problématique amoureuse de tous les temps, la jalousie .
Il faut tout de suite s’entendre sur cette jalousie .
Lorsque les troubadours se plaignent des jaloux ( gelos )
qui guettent les amants et sont prêts à les dénoncer, il s’agit en fait des envieux , de ceux qui ne peuvent pas supporter le
bonheur d’autrui, ou qui voudraient être à la place de l’amant heureux. La
jalousie dont il est question ici, dans le code d’André Le Chapelain, est une
des composantes de l’amour, en tout cas elle est présentée comme telle. Le
terme désigne donc le sentiment d’exclusivité que l’on peut avoir lorsqu’on
aime et lorsqu’on est aimé, et ce sentiment est évidemment à la limite de l’instinct
de possession.
Car l’amour total, absolu, s’il implique l’exclusivité, ne
peut échapper à une certaine contrainte : l’amant et l’amante appartiennent l’un à l’autre. C’est loin d’être un
jeu, c’est une réalité, d’où la souffrance de l’amant qui voit sa maîtresse
partager ses faveurs avec un autre, et celle de la maîtresse qui sait que son
amant la trompe avec une autre femme. Cette
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