L'Amour Courtois
entre l’Esprit, incarnation
de la pureté, issu du Christ, et la Chair, l’impureté même, issue de Satan. Le
péché originel ne fut plus alors, comme dans l’ancienne tradition, le péché de
connaissance et de concurrence avec Dieu (ce qui ressort nettement du texte de
la Genèse), mais l’acte de chair lui-même. Donc, la transmission de la vie
devenait un véritable péché héréditaire et subi comme une véritable malédiction.
Ainsi débute, dans le cadre de la société chrétienne, l’ère des interdits
sexuels et de l’association de la crainte métaphysique au désir charnel. Le
résultat immédiat de tout cela fut le renforcement des liens familiaux et l’exaltation
du mariage, dans le cadre duquel la femme jouait un grand rôle.
Bien sûr, si l’on étudie ce qui se passait réellement, au
cours des premiers siècles du Moyen Âge, on s’aperçoit qu’il y a bien loin de
la théorie à la pratique. En fait, la licence et l’incohérence régnaient en
maîtresses. Le clergé lui-même n’échappe pas à ces problèmes. Pendant les trois
premiers siècles, les prêtres pouvaient se marier. Au VII e siècle, au concile de Trullo, on les laissait
encore vivre dans leur famille, mais s’ils étaient nommés évêques, on cloîtrait
leur femme, et ils ne pouvaient plus se marier après leur ordination sans être
interdits. En 1055, le pape Léon IX décréta que la chasteté était un
devoir pour tous les membres du clergé, et enfin, en 1073, Grégoire VII
proclama solennellement que toute activité sexuelle était incompatible avec la
vie religieuse. Cela n’empêcha guère le clergé de pratiquer pendant longtemps
le concubinage notoire, aussi bien chez les évêques et les princes de l’Église
que chez les modestes desservants de paroisse. Il arrivait même que les paroissiens
préférassent que leur prêtre ait une concubine plutôt que de le voir seul :
on pensait qu’ainsi il ne penserait pas à débaucher les femmes des autres. Cela
indique une certaine mentalité, et aussi une grande licence dans les mœurs.
Or, l’amour courtois, qui vient se greffer sur cette assise
sociale secouée de pulsions diverses, prétend codifier les relations amoureuses
en fonction du mariage ou à l’écart de celui-ci. La situation est simple en
pleine féodalité : seule la force fait loi, et, en l’occurrence, il s’agit
de la force du mâle. La femme, magnifiée par le mariage chrétien, mais en tant
que mère – d’où l’essor du culte marial –, est plus que jamais un objet d’échange
économique ou politique. On l’épouse pour prendre possession de ses domaines ou
de sa fortune, dans la société aristocratique, pour faire des enfants et pour
travailler la terre, dans les milieux paysans. La femme subit le mariage comme
elle subit le viol, le cas échéant, ou bien alors, pour survivre, elle doit se
résigner à accepter le mariage ou le concubinat de la part de n’importe qui. L’amour
courtois, en tant que doctrine, prétend remédier à tout cela en proposant une
nouvelle définition du couple, celui-ci ne pouvant exister que sur un accord
mutuel entre deux êtres.
Mais le poids social du mariage étant si lourd, il est impensable
d’envisager une quelconque liberté à l’intérieur même des liens indissolubles
de ce mariage. L’amour est donc proposé comme un sentiment naturel échappant à
toute contrainte. Cela justifie pleinement la première règle du code d’amour. Peu
importe que cet amour soit uniquement spirituel, « platonique », ou
qu’il soit charnel, la question ne se pose même pas dans l’esprit des
théoriciens. Cependant, dans la mesure où il rompt avec la légalité inhérente
au mariage, cet amour se colore d’éléments sulfureux : le couple ainsi
formé, qui se passe du mariage, ne peut être qu’un couple infernal, et un amour
qui ne serait que platonique ne peut échapper au péché d’intention, lequel
péché, dans la casuistique chrétienne, est aussi grave que le péché par acte. L’héroïne
du Lai du laostic , de Marie de France, qui se
contente d’apercevoir son amant par la fenêtre, et de parler avec lui, la nuit,
tandis que son mari dort, est aussi coupable qu’Yseult, profitant de l’absence
du roi Mark pour recevoir Tristan dans son lit. Ou alors, il faut tomber dans
la plus suave hypocrisie et ne pas voir que dans toute attitude dite « mystique »,
la composante charnelle existe et constitue la base même de
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