L'Amour Courtois
personnes qui s’aiment sont couchées ensemble et s’en tiennent à de
légères caresses : laquelle des deux fait le plus grand sacrifice ? »
C’est évidemment une question-piège, puisqu’on ne nous dit pas qui a pris l’initiative
de s’en tenir à de légères caresses. D’après ce que l’on sait, tout était
permis entre amants courtois, à condition de respecter les règles du jeu et de
ne pas obtenir tout immédiatement, avec cette restriction fondamentale concernant
le coït lui-même, normalement hors-jeu, pour des raisons d’ailleurs plus
magiques que morales. Dans ces conditions, nulle réponse ne peut être apportée
à cette question qui a seulement le mérite de montrer que le plaisir des amants
doit être avant tout le respect de l’autre et le désir de ne pas outrepasser la
volonté de l’autre, cela dans un accord parfait. Encore une fois, c’est le
couple qui compte, et non pas l’individu.
D’autres sujets paraissent futiles à la mentalité actuelle :
« Lequel est le plus heureux, d’une vieille femme qui devient l’amie d’un
jouvenceau ou d’un vieillard qui a une jeune amie ? » Quant à savoir
s’il « vaut mieux avoir pour maîtresse une femme ou une demoiselle ? »
dans le cadre de l’amour courtois, il est préférable assurément d’avoir pour
maîtresse une femme mariée, puisque s’établit entre elle et son amant une sorte
de lien de suzeraine à vassal. Autre question : « Préféreriez-vous
une maîtresse médiocrement belle, mais très sage, ou une maîtresse médiocrement
sage, mais très belle ? » Mais on peut alors se demander ce que
devient, dans tout cela, la dame de l’amour courtois, nécessairement la plus
belle en même temps que la plus intelligente et la plus sage ?
D’autres questions ne manquent pas de perversité :
« Lequel est préférable, pour une femme, d’avoir un amant expérimenté qui
a déjà connu le plaisir, ou un jeune puceau tout neuf qui ne le connaît pas
encore ? » La plupart du temps, ce genre de problèmes déchaîne la
verve des troubadours et on en vient vite à l’obscénité la plus crue. Et, en
contrepartie, on trouve des récits de mésaventures arrivées à des jeunes gens, comme
dans cette chanson d’un troubadour anonyme : « L’autre jour, je
pensai avoir une amoureuse, la meilleure que j’eusse vue, et aussi la plus
belle : ce fut une vieille à faire honte, pauvre et mal vêtue […] Elle est
venue dans la nuit noire à la place de mon amie. Elle tenait levé un pan de sa
robe. Je courus vers elle, et je la trouvai chauve, le cou noueux, l’épaule
anguleuse, le sein pendant et vide comme une besace de berger, la poitrine
osseuse et plate, le ventre ridé, les reins maigres, la cuisse rude, le genou
dur et enflé. Quand je l’eus découverte, me voilà désespéré : je pris
aussitôt la fuite, et ne me suis pas arrêté [34] .
Mais le sérieux domine dans les débats que nous proposent
les jeux-partis . C’est souvent à partir d’un
problème en apparence futile que se greffent des réflexions qui débouchent sur
une psychologie des profondeurs fort habile et parfois même sur une
métaphysique de l’amour. « Qui rend un amant plus heureux, l’espérance de
jouir, ou la jouissance elle-même ? » Il est évident que l’espérance
de jouir est une puissante motivation et qu’elle peut réserver d’intenses
moments de bonheur. De toute façon, dans toute quête, ce n’est pas le but qui
est le plus important, bien qu’il soit intéressant au sens strict du terme, mais l’action qui conduit à ce but : on en
conviendra si l’on analyse avec précision les nombreux rebondissements d’un
récit comme la Quête
du Graal dans n’importe laquelle de ses versions. Dans le cadre de cette
véritable quête d’amour qui est proposée au chevalier désireux de s’intégrer à
la chevalerie d’amour, la dame est donc le but à atteindre, mais ce sont les
étapes qui conduisent vers elle qui sont déterminantes. D’ailleurs, encore une
fois, ce n’est pas l’individu qui est ici en jeu, mais le couple. Le débat sur
l’espérance de jouir et la jouissance elle-même va beaucoup plus loin que la
simple casuistique amoureuse, puisqu’il met en lumière le destin de l’homme
lui-même confronté à un but évident qui est la mort, et qui parvient à dépasser
ce but grâce à l’action qu’il engage à chaque instant de sa vie. De plus, si la
jouissance peut
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