L'Amour Courtois
saindoux dans la niche d’un chien… ». Est-ce
la constatation d’une décadence dans les mœurs, ou tout simplement la
constatation que le code d’amour n’est pas appliqué ? La vision des
troubadours sur la société qui est la leur est parfois bien pessimiste, comme
en témoigne ce texte de Peire Cardenal : « Fausseté et Démesure ont
livré bataille à Vérité et Droiture, et Fausseté gagne. Déloyauté se conjure
contre Loyauté et Avidité s’accroche contre Générosité ; le félon l’emporte
sur l’amour, la perversité sur la valeur, le pécheur brise le juste, et le faux
l’innocent. » Il est vrai que tout cela est symbolique : la quête de
l’amour passe par des turbulences qu’il est nécessaire d’affronter. Autrement
la victoire finale n’aurait aucune valeur.
C’est pourquoi, selon le code, si « le mérite seul rend
digne d’amour », « l’amoureux est toujours craintif ». Il craint
le pire, car le pire peut toujours arriver. « Un amant jouit de sa maîtresse ;
un autre l’aime comme lui, avec l’espérance d’en jouir bientôt. Si elle meurt, qui
des deux doit en avoir le plus de chagrin ? » Cette question paraît
insoluble. « Un parfait amant doit-il désirer suivre sa dame dans le
tombeau ou lui survivre ? » Si l’on en croit la légende de Tristan, il
est impossible de survivre à celle ou à celui qu’on aime, car, comme le dit Marie
de France dans le Lai du chèvrefeuille ,
« ni moi sans vous ni vous sans moi ». Un couple ne peut être détruit
par la mort, car la mort échappe à la volonté des amants. On peut alors se
poser cette question qui est celle d’un jeu-parti :
« Est-ce par les yeux ou par le cœur que l’amour est le mieux maintenu ? »
Tous ces sujets de discussion prouvent en tout cas que, dans
la société courtoise, on avait conscience que l’amour était un perpétuel combat,
ce qui n’était pas sans succession de joies et de souffrances. Mais pourrait-on
connaître la joie si la souffrance n’était pas là pour jouer le rôle que tient
le silence dans la musique ? D’ailleurs, qui serait capable d’affirmer
avec précision les limites de la joie et de la souffrance ? Il en est de
même pour l’amour et la haine qui sont peut-être les deux aspects d’une même
réalité. Ainsi, « une femme qui refuse ses faveurs à son amant et lui
interdit de courtiser une autre femme agit-elle par amour ou par haine ? ».
Et puis encore : « Vaut-il mieux aimer qui vous hait, ou haïr qui
vous aime ? » Autant de débats qui font apparaître le trouble et l’incertitude
dans les âmes.
Le tout est de ne pas se tromper sur celle ou celui qui
deviendra l’être privilégié, celle ou celui avec qui l’individu formera ce
couple idéal. Sans faire intervenir de vagues notions de destin, sans faire
intervenir un déterminisme quelconque, les troubadours et les grandes dames de
l’époque courtoise insistent tous sur la nécessité d’un bon choix. L’amour n’est
pas le fruit du hasard. D’où certains cas de figure extrêmement précis, et qui,
en apparence, relèvent de la plus grande futilité.
« Un chevalier qui a longtemps sollicité une dame en
vain reporte ses hommages vers une autre dame qui lui accorde un rendez-vous. Mais
la première dame, qui a été prévenue, lui en assigne un également, et à la même
heure. Auquel le chevalier doit-il se rendre ? » Il y a loin de cette
indécision au philtre que boivent « par erreur » Tristan et Yseult, mais
il faut dire que ce fameux philtre arrange bien les choses, puisqu’il permet d’échapper
à un choix conscient de la part du héros, tout au moins le présente-t-on ainsi
dans le texte médiéval.
Curieusement, le couple courtois ne se définit que dans le
cadre d’un trio . Si l’amant a pour maîtresse l’épouse
du seigneur, la situation est parfaite. Si l’amant doit choisir entre deux
dames, la situation n’est pas identique, mais elle permet au couple de se
dégager. Car il y a épreuve, et toute épreuve est nécessaire pour fixer le
choix. Un célèbre jeu-parti entre les troubadours
Savaric de Mauléon, Gaucelm Faidit et Uc de la Bacalaria illustre fort bien la
difficulté du choix dans une épreuve qui ressemble davantage à une plaisanterie
de salon qu’à une dure bataille sur le terrain. Le sujet est clairement exposé
par Savaric de Mauléon : « Une dame a trois soupirants, et leur amour
la tourmente tant que,
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