L'Amour Courtois
lorsqu’ils sont tous trois devant elle, elle fait mine
de les aimer tous. Elle regarde l’un avec amour, serre doucement la main de l’autre
et touche en souriant le pied du troisième. Dites auquel des trois, dans ces
conditions, elle témoigne le plus grand amour. »
Le propre de ce genre de débat, c’est qu’il n’y a jamais de
solution satisfaisante en vue, ce qui permet toutes les discussions et interprétations
possibles. Gaucelm Faidit n’hésite pas cependant. Pour lui, la dame a manifesté
la plus grande faveur à celui qu’elle a regardé « franchement, sans
félonie, de ses beaux yeux pleins de grâce ». Il n’accorde aucune
importance au serrement de main, « car il est commun qu’une dame accomplisse
tel geste par pure amabilité ». Quant à la pression du pied, pour lui, elle
ne prouve rien. Uc de la Bacalaria, lui, rejette catégoriquement le regard,
« car si les yeux le regardent, ils regardent aussi ailleurs, puisque c’est
leur seul pouvoir. Mais quand la dame, de sa blanche main dégantée, étreint
doucement son ami, l’amour vient du cœur et de l’esprit ». Savaric de
Mauléon n’a plus qu’une solution, défendre l’attouchement du pied :
« Je dis donc que la pression du pied était un gage de franche amitié, à l’insu
des médisants ; et il semble bien, puisque la dame eut recours à cet
expédient de presser en riant le pied de son ami, que son amour est dénué de
toute tromperie. » Bien entendu, aucun des deux autres ne veut s’avouer
vaincu et chacun décide de s’en remettre à un arbitrage féminin.
Les arguments des trois troubadours sont valables dans la
mesure où ils tiennent compte d’une réalité apparente, non vécue par eux-mêmes.
Tous trois en sont au stade du jeu . Cependant,
le problème posé est loin d’être inintéressant : il s’agit en réalité de
savoir comment on peut déceler le véritable amour au milieu d’un contexte
mondain où tous les gestes peuvent être interprétés de façon ambiguë. Et, en
application de la logique courtoise, il semble bien que ce soit celui à qui la
dame frôle le pied qui soit le plus favorisé, cela pour une raison très simple :
l’amour courtois a comme règle absolue la discrétion, et des trois gestes de la
dame, le frôlement du pied est celui qui demeure le plus secret, celui qui
concerne uniquement la dame et le chevalier qu’en définitive, et avec beaucoup
de subtilité, elle a choisi sans que les autres puissent s’en apercevoir.
Au reste, tous les gestes peuvent être en somme comptabilisés
comme faisant partie intégrante de l’amour. Un passage du roman occitan de Flamenca constitue une excellente description du
comportement amoureux de la dame et du chevalier quand ils sont unis par ce
sentiment épuré mais néanmoins pulsionnel qu’est, dans l’esprit des théoriciens,
la fin’amor : « Elle lui baise les
yeux et le visage et le regarde si doucement, les yeux dans les yeux, qu’elle
lui enlève du cœur toute douleur ; et Amour, dans ce regard, lui donne une
telle douceur qu’il ne sent plus de mal nulle part […] Le pouvoir d’Amour est
si grand qu’il fait vivre ensemble deux âmes. Chacun se soumet à l’autre. Cette
douceur est si douce qu’il n’est mot de nos jours qui la puisse faire comprendre
parfaitement. C’est à grand-peine si l’entendement la comprend mieux, lui qui
est seul à concevoir bien des choses que l’oreille ne saurait percevoir, ni la
langue nommer. »
L’essentiel réside dans la fusion des deux êtres, la
création d’un couple nouveau, à la fois idéal et infernal, où tout phénomène de
conscience cesse devant la réalité profonde du sens. Et cette réalité est
ineffable, inexprimable, incomparable aussi et incompréhensible si l’on veut l’expliquer
par le rationnel. Un dicton populaire irlandais prétend que les yeux des chats
sont la porte de l’Autre Monde. Il se pourrait bien qu’il y ait quelque chose
de semblable dans les yeux des amants. Mais seuls ceux qui s’aiment ont le
pouvoir de rendre le regard pénétrant .
« Quand deux amants purs et sincères se regardent, les
yeux dans les yeux comme deux égaux, ils ressentent, à ma connaissance, selon
le véritable amour, une telle joie dans le cœur, que la douceur qui y prend
naissance leur ranime et nourrit tout le cœur. Et les yeux par où passe et
repasse cette douceur qui envahit le cœur sont si loyaux qu’aucun des deux n’en
retient
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