L'Amour Courtois
joie » [35] .
Tout cela est dit d’une façon bien châtiée et fort conforme
à tout le raffinement de la bonne société de l’époque. Mais cela ne doit pas
faire illusion : les poèmes des troubadours sont souvent remplis de jeux
de mots entre cors (corps), cor (cœur) et cor ( n ), (anus ou corne, au sens obscène). Certains
poèmes sont bâtis de façon fort ambiguë sur le thème suivant : « La
dame accorde son cœur si on lui souffle du cor au corps ou au
cul », ce qui est évidemment peu compatible avec les belles théories du
code d’amour, et risque de mettre à mal les interprétations purement
platoniques de la fin’amor . On notera d’ailleurs
que ces poèmes obscènes ne font aucunement allusion au coït, qui, répétons-le, est
interdit dans le cadre strict de la fin’amor [36] .
Les étapes sont ici parfaitement établies et conformes au code courtois : le
regard, le baiser qui s’égare, l’étreinte qu’on pourrait qualifier de « réservée ».
Ainsi la morale – celle de la société courtoise – est-elle sauve.
La verdeur de certains propos de troubadours ne doit pas
nous masquer la réalité d’un langage érotique à double sens dans les œuvres
dites « sérieuses » ou de « bon ton ». Qu’on ne s’y trompe
pas, la description sage et précieuse de la « joie d’amour » à
laquelle procède l’auteur de Flamenca est en
fait une étonnante étude clinique sur l’orgasme. Et il en est de même chez la
plupart des troubadours lorsqu’ils se lancent dans une évocation extatique de
leur dame – réelle ou imaginaire – où arrive nécessairement un moment où le « décrochage »
s’accomplit, tout cela en termes que ne renierait aucun auteur pudibond, et qui
se retrouvent curieusement dans les écrits des plus grands mystiques, des
femmes en particulier, comme sainte Thérèse d’Avila ou Catherine Emmerich.
Cela prouve en tout cas l’importance que revêtaient ces problèmes
érotiques aux yeux des personnes cultivées de l’époque courtoise. Si l’on peut
douter de la fréquence, sinon de la réalité, des cours d’amour, on peut
cependant être sûr que ces problèmes étaient largement diffusés et âprement
discutés. Un lai dit breton du début du XIII e siècle,
le Lai du lécheur , nous démontre même que les
grandes dames ne répugnaient pas de voir la vérité en face et même de lui
donner un nom. Il s’agit d’une assemblée qui se tient à Saint-Pantaléon, quelque
part dans une Bretagne fictive, et qui est composée des plus belles dames et
jeunes filles du pays. La coutume de cette assemblée était de composer un lai sur un sujet à débattre. L’une des plus nobles
dames propose alors un sujet qui lui tient à cœur : pour quelle raison les
chevaliers accomplissent-ils tant de prouesses ? L’argumentation est fort
habile : « Grâce à qui les chevaliers sont-ils si hardis ? Pour
quelle raison aiment-ils les tournois ? Pour qui se parent les jeunes gens ?
Pour l’amour de qui sont-ils nobles et d’un cœur si généreux ? Qu’est-ce
qui les pousse à éviter de mal agir ? Dans quel but aiment-ils les
étreintes, les baisers et les mots d’amour ? Y connaissez-vous nulle
raison si ce n’est une seule et même chose ? On aura beau avoir fait de
beaux discours et de belles prières, avant de repartir, c’est à lui qu’on en
revient en fin de compte, c’est lui qu’on cherche ! C’est lui qui est à l’origine
des grands témoignages d’amour, pour lequel on accomplit tant d’exploits !
Bien des hommes se sont améliorés et ont recherché renommée et mérite, alors qu’ils
n’auraient pas valu le prix d’un bouton, n’était-ce par le désir du con ! Sur ma foi, je vous le garantis ; pour
une femme, le plus beau visage ne lui vaudrait ni ami, ni galant, si elle avait
perdu son con ! Puisque toutes ces bonnes
actions sont accomplies pour l’amour de lui, ne cherchons pas plus loin : le
lai nouveau, composons-le en son honneur, et il plaira à tous ceux qui l’entendront… [37] ».
On aura beau faire, et tourner, comme on le dit si justement,
autour du pot, on en reviendra toujours, chaque fois qu’il s’agit d’amour ou d’érotisme
(l’un n’allant pas sans l’autre), à l’organe sexuel féminin qui cristallise les
pulsions et les désirs, à la fois par son mystère, par la crainte qu’il peut
inspirer, par les réminiscences de la naissance ou d’un état utérin
Weitere Kostenlose Bücher