L'Amour Courtois
dans une direction que ce genre littéraire ne quittera jamais plus. Avant lui, en
effet, ce qu’on appelle le roman (et qui, à l’origine concernait un récit de
fiction écrit en langue romane ) parvenait à
peine à se dégager de l’épopée. L’épopée concerne davantage la collectivité que
l’individu. Le roman s’attache davantage à des individus. Au XII e siècle, le roman est donc un genre nouveau, moderne.
C’est une œuvre qui ne doit plus rien (sinon son sujet) à l’oralité. Le récit
romanesque est fondé sur une trame précise comportant des événements relatifs
au destin d’un individu. Dans le poème épique traditionnel, ni le sujet, ni l’objet
de l’action – celle-ci restant générale et typique – n’existaient en dehors de cette
action, et l’expérience n’avait aucune importance. Désormais, dans l’œuvre
romanesque, ces éléments se dissocient : le sujet de l’action, ce seront
les circonstances racontées, variables à l’infini, même si elles sont
empruntées à la tradition orale ou simplement épique ; mais l’objet en
sera un personnage dans son existence quotidienne et que l’on s’efforcera de
suivre pas à pas, en analysant au passage ses pensées et ses émotions. C’est
pourquoi le romancier choisit généralement de présenter son héros – qui ne peut
être qu’un noble chevalier, puisqu’il est nécessairement un modèle – au sein d’un
monde courtois, dans la situation la plus propre à en mettre en valeur tous les
aspects, autrement dit la « quête d’amour ». Et bien entendu, en face
du héros se dressera la dame, but suprême qui motive son comportement, ce qui
amènera l’importance exceptionnelle de la femme dans tous les romans dits
courtois.
Chrétien de Troyes a beaucoup écrit, mais une partie de son œuvre
est perdue, notamment un récit sur la légende de Tristan et Yseult. Il nous en
reste cependant suffisamment pour l’apprécier et pour penser que le romancier
champenois appartient, par droit littéraire, à cette chevalerie d’amour qu’on s’efforce
de créer aux confins marginaux de la société aristocratique. Il a d’ailleurs
composé plusieurs adaptations de l’ Art d’aimer d’Ovide,
ce qui est une indication précise sur ses centres d’intérêt. Puisant largement
dans les souvenirs classiques et dans le fonds celtique, il a écrit une série
de romans arthuriens qui nous sont particulièrement précieux parce qu’ils nous
donnent une vision parfaite de la façon dont on interprétait, au XII e siècle, une mythologie qui n’était pas
gréco-romaine, et qui n’avait rien à voir avec le christianisme. Et, de plus, Chrétien
de Troyes, prenant à cœur la problématique courtoise, se livre à une étude
extrêmement fouillée des manifestations du sentiment amoureux, ce qui nous
permet de comprendre un peu mieux la mentalité qui présidait aux cours d’amour.
Cependant, il est surprenant de constater que tous les romans
de Chrétien, sauf un ( le Chevalier à la charrette ),
sont à la gloire de l’amour conjugal, ce qui paraît contradictoire avec la
théorie courtoise en vigueur, laquelle prétend qu’il ne peut y avoir de
véritable amour qu’en dehors du mariage. Cela constitue même une sorte de parti
pris, chez le romancier champenois, comme s’il voulait essayer de trouver entre
l’adultère courtois et le mariage chrétien une solution, non pas de compromis, mais
de synthèse, restituant ainsi au mariage un caractère affectif en le
débarrassant de sa pesanteur sociologique.
Dans Érec et Énide , l’histoire
commence par un mariage. Le chevalier Érec, qui se révèle le meilleur dans l’épreuve
initiatique de la chasse au Blanc Cerf, épouse la belle Énide. Mais celle-ci
est pauvre, de petite noblesse, ce qui n’est pas conforme à la règle qui veut
que le chevalier aime plus haut que lui. Cela ne fait rien, si Énide l’emporte
sur les autres, c’est par la beauté et la vertu : Chrétien semble vouloir
prouver qu’il ne suffit pas d’un rang social élevé pour mériter la « noblesse ».
De toute façon, ce n’est pas le mariage d’Érec et d’Énide qui est intéressant, mais
la suite.
En effet, une fois marié, Érec se trouve tellement bien en
compagnie de son épouse qu’il en oublie ses obligations de chevalier. Il ne
participe plus aux tournois ni aux activités masculines de la cour, à tel point que ses compagnons murmurent qu’il est un
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