L'Amour Courtois
qu’il
provoque, par l’ aura symbolique qu’il
développe dans toutes les traditions, y compris les traditions religieuses. Les
grandes dames réunies à Saint-Pantaléon ne s’y étaient pas trompées. Et elles
ne faisaient qu’exprimer ce que ressent l’humanité tout entière, même si cette
humanité, la plupart du temps, préfère enfouir cette trouble référence dans les
régions ténébreuses de l’inconscient ou dans les marécages du non-dit.
C’est tout à l’honneur des auteurs de l’époque courtoise d’avoir
levé le voile, même lorsqu’ils le faisaient en termes châtiés. Ils ont voulu
montrer l’importance de l’amour, de la vraie amour (qui était un mot féminin), en lui redonnant toute sa signification et toute sa
puissance. Et malheur à ceux qui n’avaient pas rendu un culte au dieu d’Amour !
Un autre lai, datant lui aussi du début du XIII e siècle, et très peu connu, le Lai du trot , nous donne un avertissement très clair
sur le sujet de l’amour. L’histoire est simple : un jeune chevalier du roi
Arthur, un certain Lorois, qui est allé dans la forêt, rencontre tout à coup un
groupe de « quatre-vingts demoiselles, courtoises et belles. Elles étaient
fort bien vêtues. Elles ne portaient ni manteau ni coiffe de toile, mais elles
avaient la tête couverte de couronnes de roses et d’églantines, répandant ainsi
une odeur suave. Le temps était doux et elles portaient tout simplement une
tunique […] Elles étaient toutes montées sur des chevaux blancs qui les
portaient d’un pas si doux qu’il était impossible, si l’on était monté sur l’un
d’eux, de sentir que le cheval avançait […] Sur un cheval de combat, à ses
côtés, chacune était accompagnée de son ami, élégant, charmant et digne de
plaire, enjoué et chantant de tout son cœur […] Leur plaisir était sans mélange,
chacun était avec sa chacune ! Les uns s’embrassaient, les autres se
tenaient enlacés, certains parlaient d’amour et de prouesses. Leur vie semblait
pleine de plaisirs ! » Le chevalier Lorois ne comprend pas ce qu’il
voit, mais voici qu’une centaine de jeunes filles sortent des frondaisons de la
forêt, laquelle se met à résonner de lamentations pitoyables, montées sur « de
noirs chevaux de charge, maigres et épuisés. Elles arrivaient à bonne allure, seules,
sans la compagnie d’aucun homme, et leur tourment semblait grand […] Aucune n’avait
d’étriers, elles ne portaient ni souliers ni chausses et étaient pieds nus. Leurs
pieds étaient tout abîmés, tout gercés et elles étaient vêtues d’un froc noir ;
leurs jambes étaient nues jusqu’aux genoux, et les vêtements laissaient passer
les bras jusqu’aux coudes, fort pitoyablement. Elles étaient plongées dans une
grande détresse. Sur leurs têtes, la neige tombait, le tonnerre grondait, l’orage
était si violent que personne n’aurait pu supporter de jeter, ne serait-ce qu’un
seul regard, sur les grandes souffrances et les douleurs qu’elles subissaient
jour et nuit. »
Le chevalier voit encore une centaine d’hommes plongés dans
les mêmes souffrances, puis enfin une dame « assise sur un cheval de
charge dont le trot était si pénible que ses dents s’entrechoquaient au risque
de se briser ». Le chevalier, qui ne comprend rien à ce spectacle, décide
d’interroger la femme seule. Elle lui raconte une lamentable histoire :
« Celles qui me précèdent, là-devant, manifestent une
joie aussi grande parce que chacune emmène avec elle l’homme qu’elle a le plus
aimé dans sa vie. Elle peut, tout à son gré, l’embrasser, l’enlacer et le
sentir auprès d’elle. Ce sont celles qui, durant leur vie, ont fidèlement servi
l’Amour et qui ont porté à leurs amis un grand amour. Elles ont fidèlement
suivi les préceptes de l’Amour. Et voici qu’Amour les récompense en ne leur
faisant éprouver que le bonheur […] Celles qui les suivent, par contre, qui se
lamentent et soupirent sans cesse et qui subissent le trot si pénible de leurs
chevaux, qui souffrent un tel tourment et dont les visages sont pâles et
décolorés, qui chevauchent sans cesse, privées de la compagnie d’un homme à
leur côté, sont celles qui n’ont jamais rien fait pour l’Amour et n’ont jamais
daigné aimer. Voici qu’Amour leur fait payer bien cher leur grande présomption
et leur arrogance. Hélas ! Comme je l’ai payé, moi qui suis affligée de n’avoir
aimé,
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