L'Amour Courtois
car aucune saison ne nous apportera repos ni délassement, et nous ne
pourrons échapper à une souffrance sans répit. Nous sommes nées sous une
mauvaise étoile parce que nous ne nous sommes pas adonnées à l’amour ! Si
une dame entend parler de nous et entend raconter nos malheurs, si elle-même n’aime
durant sa vie, elle devra nous rejoindre et s’en repentira trop tard, car les
paysans ont coutume de dire : celui qui tarde à fermer son étable, perd
son cheval et en est fort fâché [38] ! »
La morale de ce récit, visiblement inspiré par le code d’amour,
est la règle essentielle de l’amour courtois, à savoir l’ obligation d’aimer . Mais attention, il ne s’agit pas
de n’importe quelle façon d’aimer. Il ne s’agit pas de mariage. Il s’agit bel
et bien d’un amour adultère . Il s’agit du
couple infernal de la fin’amor . Hors cette fin’amor , il n’est point de salut, tel est l’avertissement
donné par ce Lai du trot .
3. LES HÉROS DE ROMANS
Toute mode intellectuelle, lorsqu’elle dispose d’une
certaine audience, trouve son illustration dans les œuvres littéraires et
artistiques de son époque. On a déjà vu que les poèmes des troubadours, ceux-ci
étant bientôt relayés par les trouvères du Nord, constituent une solide
charpente pour le code d’amour courtois, même si celui-ci reste encore vague
dans les esprits, et prête à de nombreuses discussions, comme en témoignent les
jugements des cours d’amour ou les divers tensons et jeux-partis . Mais c’est surtout dans l’action
romanesque que le comportement amoureux peut trouver son expression la plus parfaite,
bénéficiant alors de multiples possibilités de description et d’analyse.
À vrai dire, ce qu’on appelle les romans courtois n’ont pas
été créés volontairement pour illustrer les thèses en vigueur. Les sujets
traînaient déjà dans les mémoires bien avant qu’on ne songeât à formuler des
règles précises pour le comportement amoureux. Les divers écrivains qui ont
entrepris de composer des romans courtois l’ont fait à partir d’éléments romanesques
empruntés à des sources nombreuses, et ils se sont contentés d’accommoder au
goût du jour des intrigues qui doivent beaucoup plus à la culture gréco-romaine
et au fonds traditionnel oral de l’Europe occidentale qu’à leur propre
imagination.
On a dit que Chrétien de Troyes a inventé le roman français,
ou tout au moins qu’il a été le premier romancier digne de ce nom à écrire en
langue française. C’est un peu vrai si l’on pense en termes purement
littéraires, mais c’est beaucoup plus compliqué si l’on prend l’ensemble de ses
œuvres et si on les replace dans leur contexte d’origine : on s’aperçoit
alors que Chrétien de Troyes est le transcripteur idéal de légendes appartenant
à la tradition celtique de Grande-Bretagne et de Bretagne armoricaine. Son
principal mérite est alors d’avoir su parfaitement tirer parti de ces légendes,
de les avoir exprimées en un langage approprié au milieu culturel du XII e siècle, et d’y avoir intégré toute la
problématique de la fin’amor .
À vrai dire, il était le mieux placé de tous les écrivains
du temps pour accomplir cette tâche. Nous savons peu de choses sur sa vie. Son
nom « Chrétien » induit à penser que c’était un juif converti, donc
héritier de la grande tradition hébraïque qui s’était maintenue à Troyes. Mais
il était clerc, et peut-être chanoine. Il faisait partie de l’entourage de la
comtesse Marie de Champagne, dont il était le protégé, et pour laquelle il
écrira son Chevalier à la charrette . De ce
fait, il se trouvait en plein cœur de la courtoisie. Il est vraisemblable qu’il
fréquenta également la cour d’Aliénor d’Aquitaine à Poitiers, ce creuset où se
fondirent les diverses traditions, occitanes, latines et celtiques, tout au
long du XII e siècle. Chrétien de Troyes
offre l’exemple parfait du clerc lettré formé dans les écoles monastiques
classiques, mais ouvert sur les traditions orales celtiques qui commençaient, par
le canal des bardes bretons ou gallois, à envahir l’Europe continentale.
C’est certainement le premier en date de ces « hommes
de lettres » qui allaient faire du Moyen Âge une extraordinaire époque de
culture et de recherche. Et il peut être considéré comme le premier des « modernes »
dans la mesure où il a fait évoluer le roman
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