L'Amour Courtois
recréant , c’est-à-dire qu’il néglige la prouesse au
profit de l’amour. Or l’idéal chevaleresque veut que prouesse et amour soient
intimement liés et dépendent l’un de l’autre. Ces murmures parviennent aux
oreilles d’Énide. Elle en est terriblement affectée : aurait-elle épousé
un homme indigne d’elle, un homme qui préfère la mollesse et le repos à l’activité
créatrice ? Si un homme peut déchoir en aimant plus bas que lui, le
problème est le même pour la femme. Énide, avec beaucoup d’habileté [39] ,
s’arrange pour qu’Érec sache ce qu’on dit sur lui et, sans en avoir l’air, le
provoque. La réaction d’Érec ne se fait pas attendre : il entraîne sa
femme dans une série d’aventures chevaleresques et merveilleuses dont il se
tire avec honneur, mais avec l’aide d’Énide , plus
que jamais omniprésente, plus que jamais « dame », c’est-à-dire « maîtresse ».
En somme, peu importe qu’Érec et Énide soient mariés, l’essentiel est que l’homme
puisse se transcender grâce à la femme – et la femme grâce à l’homme – dans une
fusion parfaite qui est le couple courtois : la prouesse et l’amour sont
liés, et la théorie de la fin’amor , si elle n’est
pas respectée sur le plan de la situation (conjugale et non extra-conjugale) l’est
quand même sur le plan du comportement social. L’art de Chrétien de Troyes est
d’avoir fait passer ce message en utilisant à la fois un canevas traditionnel
et les structures essentielles de la fin’amor .
Dans son second roman, Cligès ,
la situation est très différente. D’abord le sujet n’est pas celtique et le
cadre arthurien n’est qu’un simple décor de circonstance. Ensuite, il y a deux
aventures en un seul récit. Enfin, le respect vis-à-vis du sacro-saint mariage
chrétien est aux limites du tolérable. Il s’agit d’un certain Alexandre, fils
de l’empereur de Constantinople, qui se couvre de gloire parmi les chevaliers d’Arthur
et qui épouse la dame d’honneur de la reine Guenièvre. Pendant son absence, Alis,
le frère cadet d’Alexandre, a usurpé le pouvoir. Alexandre lui laisse le trône
à condition qu’il ne se marie pas et qu’il prenne comme héritier son propre
fils Cligès. Mais Alis rompt son serment et épouse la belle Fénice dont
Chrétien nous fait une description enthousiaste. C’est vraiment l’héroïne
courtoise dans toute sa splendeur. Et comme le jeune Cligès est lui aussi le
modèle du chevalier courtois, beau, sensible et intelligent, ce qui devait
arriver arrive : un grand amour unit les jeunes gens. Le problème est que
Fénice se refuse à jouer le rôle d’Yseult auprès de Tristan : « Mieux
voudrais être démembrée que pour nous deux fut rappelé l’amour d’Yseult et de
Tristan. » On en vient alors à une situation type de la fin’amor : les deux amants s’aiment, mais cet
amour n’est que spirituel.
Le même cas se trouvait déjà dans une œuvre qu’on classe
généralement comme une chanson de geste, mais qui est de nature différente, Girart de Roussillon , qui date à peu près de 1150. On
y voit la belle Élissent, fille de l’empereur de Constantinople, épouse du roi
de France Charles, amoureuse de Girart auquel elle avait été d’ailleurs promise
auparavant. Or, ne voulant pas transgresser l’interdit qui pèse sur elle et sur
Girart, Élissent prend l’initiative de s’unir à lui par une cérémonie solennelle :
elle jure devant Dieu et devant témoins à Girart de Roussillon une sorte d’amitié
amoureuse qui, en raison même de son caractère, ne peut alarmer son mari, le roi
Charles, ni l’épouse de Girart, présente elle aussi. « Ainsi dura toujours
leur amour, pur de toute mauvaise pensée, et sans qu’il y eût autre chose que
bon vouloir et entente secrète. » René Nelli, qui a étudié de près cette
sorte d’ affrèrement , écrit à ce propos qu’Élissent
« croit de bonne foi que ses sentiments pour Girart sont de même nature, mais
plus profonds, que ceux qu’elle éprouve pour son père ou pour son mari. C’est
qu’elle ne sait comment définir – autrement qu’en termes de parenté ou d’amitié
– l’amour charnel coupé de ses bases charnelles ». Mais, ajoute René Nelli,
« contrairement à ce qu’on avance parfois, il est absolument impossible d’assimiler
cet affrèrement érotique à la cérémonie courtoise d’engagement (qui cependant
dérive de lui).
Weitere Kostenlose Bücher