L'Amour Courtois
L’amant ne se subordonne pas ici à sa dame, comme un vassal à
son suzerain. Ce serait presque le contraire […] Si Girart répond à cet “amour”,
c’est librement et dans la plus stricte égalité. D’autre part, il n’y a point
trace ici des préoccupations charnelles qui font le
ressort de l’amour courtois même épuré [40] ». Cependant, la
situation de Fénice devient très vite insupportable.
Mais revenons à Cligès. Puisque le mariage est une chose sacrée,
il n’est pas question de le bafouer ouvertement. Mais il y a toujours des
accommodements avec le Ciel. Grâce aux ruses de sa suivante Thessala, qui est
une habile magicienne, Fénice va boire une drogue qui la fera passer pour morte.
Ainsi, une fois rayée de l’état-civil en quelque sorte, elle pourra donner
libre cours à son amour pour Cligès. Voilà donc Fénice enterrée. Tout se
passerait fort bien, et dans la plus pure hypocrisie. Mais heureusement, le
mari a l’excellente idée de mourir : Fénice peut alors épouser Cligès qui
monte sur le trône de ses ancêtres. Tout est bien qui finit bien, et surtout la
morale chrétienne est sauve.
On a dit et répété que Cligès était un « anti-Tristan ». Ce n’est pas si sûr. Ce n’est pas de la
faute des amants si la situation se dénoue d’une façon favorable pour eux, et
la ruse de Fénice correspond bel et bien à un adultère devant Dieu, si ce n’en
est pas un vis-à-vis de la société. On a surtout l’impression que Chrétien de
Troyes, qui ne manquait pas d’humour, s’est bien amusé en écrivant ce roman. Et,
ce faisant, il avait le mérite de relancer toutes les questions possibles sur l’amour
courtois. Ainsi obéissait-il aux vœux de sa protectrice Marie de Champagne.
Dans son Chevalier au lion ,
Chrétien va encore une fois poser le problème du couple, mais il s’agit une
fois de plus du couple conjugal. Ici, le schéma est purement celtique [41] ,
avec des connotations qui n’ont souvent rien à voir avec les habitudes courtoises.
Mais Chrétien s’en sert magistralement pour étudier la psychologie amoureuse de
ses héros.
Le point de départ est la fontaine magique de Barenton [42] ,
dans la forêt de Brocéliande. C’est la « fontaine qui fait pleuvoir »,
élément folklorique qui masque une réalité plus ancienne, à savoir la tradition
d’un sanctuaire au milieu de la forêt, le nemeton gaulois qui est l’endroit idéal où le ciel et la terre se rencontrent. En l’occurrence,
la clairière de Barenton (autrefois Belenton ),
encore visible de nos jours, est le sanctuaire dédié au dieu de Lumière Bélénos,
le « Brillant ». Une coutume veut
que quiconque puise de l’eau à cette fontaine et la répand sur le perron qui la
surmonte déclenche ainsi un orage qui dévaste toute la contrée. Un chevalier
noir, qui, dans le récit de Chrétien de Troyes, a pour nom Esclados le Roux, vient
châtier l’audacieux en le provoquant au combat. Le chevalier Yvain, fils du roi
Uryen, un des familiers du roi Arthur (mais aussi un personnage historique des
Bretons du nord de l’île de Bretagne), tente l’expérience de la fontaine. Provoqué
par Esclados le Roux, il le combat et le blesse mortellement. L’ayant poursuivi
jusqu’à sa forteresse, il se tire d’affaire grâce à la complicité de la
suivante Luned, personnage assez mystérieux mais assurément féerique. Étant
tombé amoureux de la veuve d’Esclados, la belle Laudine, il parvient à l’épouser
et devient lui-même le gardien de la fontaine. Mais le roi Arthur et ses
chevaliers surviennent, et après avoir été cordialement reçus par Yvain, ils
entraînent celui-ci dans de nouvelles aventures, tournois et jeux courtois
divers. Yvain a obtenu de dame Laudine un congé d’un an, congé qu’elle lui a
accordé sans problème. Mais, pris dans ses activités de chevalier, il oublie
franchement le délai qui lui a été imposé, et une messagère de Laudine vient le
honnir devant tous les chevaliers d’Arthur.
On se rend compte que là encore, la question de la recréante doit être débattue. En tant que chevalier,
Yvain ne pouvait renoncer à accomplir des prouesses dont la gloire retombait
aussi bien sur sa dame que sur lui-même. Mais en n’obéissant pas à sa dame, Yvain
se mettait délibérément hors-la-loi, ayant manqué à sa parole envers celle qui
était, au plein sens du terme, sa maîtresse, bien qu’elle fût son épouse
légitime. Laudine, la
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