L'Amour Courtois
tressautaient et tremblaient de désir. Je me sentais si violemment et
si effroyablement éprouvée qu’il me parut que si je ne donnais pas satisfaction
à mon amant tout entier, le connaître, le goûter dans toutes ses parties et si
lui-même ne répondait pas à mon désir, j’allais mourir de fureur […] Il vint, doux
et beau, splendide de visage. Je m’approchai de lui avec soumission, comme
quelqu’un qui appartient tout entier à un autre. Et il se donna à moi comme d’habitude
sous la forme du sacrement. Puis il vint lui-même à moi et me prit tout à fait
dans ses bras et me serra dans ses bras. Tous mes membres éprouvaient le
contact des siens aussi complètement que, suivant mon cœur, l’avait désiré ma
personne. Ainsi, extérieurement, je fus satisfaite et assouvie […] Après cela, je demeurai mêlée à mon
amant jusqu’à me fondre tout entière en lui, de façon que de moi-même, il ne restait
rien. »
On croirait lire l’épisode du Chevalier
à la charrette où Guenièvre et Lancelot, dans la chambre-sanctuaire du
palais de Baudemagu, sont possédés par la joie sur le lit où les taches de sang seront à la fois les témoins de la honte et
les marques profondes d’une jouissance qui saisit tout entier des êtres de
chair et de sang, les réduisant à un être nouveau, unique et éternel. Qu’on
pense également à cette brûlure perpétuelle
dont souffrent Tristan et Yseult et qu’ils ne parviennent jamais à éteindre
tant leur désir est infini.
Cependant, l’union avec le dieu ou avec la déesse est très périlleuse
pour tout être humain : la divinité étant par essence une puissance
surnaturelle, suprahumaine, un être humain risque de graves conséquences en
transgressant l’interdit et en établissant un contact direct avec le divin. Le
divin peut foudroyer l’humain parce que le divin est insupportable pour l’humain.
Dans la Quête du Saint-Graal , lorsque Galaad
découvre ce qu’il y a dans le vase sacré, il est ébloui par la plénitude divine
et il ne peut que mourir. Mais l’orgasme n’est-il pas
une mort ?
Nul ne peut revenir intact du lit du dieu ou de la déesse. Attis,
l’amant de Cybèle, est châtré. Anchise, père d’Énée, et amant de Vénus, est
boiteux. Tirésias, le devin, qui connaît le secret de la déesse (qui a donc eu des
rapports sexuels avec elle) est aveugle. Même Lancelot et Tristan ne sont pas
intacts de leur contact avec Guenièvre et Yseult : ils souffrent tous deux
d’une terrible blessure qui ne peut guérir, qui les atteint dans leur chair
aussi bien que dans leur esprit. Et il en est de même pour tous les fins amants , si l’on en croit les troubadours :
« Je ne meurs ni ne vis ni ne guéris ; et ne sens point mon mal, qui
pourtant est grand » (Cercamon). « D’Amour me vient plus de peine que
Tristan l’amoureux n’en eut pour Yseult la Blonde » (Bernard de Ventadour).
« Celle pour qui mon cœur brûle et se ronge, si elle ne guérit mon
tourment par un baiser, avant l’année nouvelle, elle me tuera et me vouera à l’enfer »
(Arnaud Daniel). « Les douces manières de ma dame m’auront causé du
dommage longtemps, et je pense que les tourments et mes pensées me tueront »
(Guiraud de Calanson). « Car elle est plus poignante qu’épine, la douleur
qui guérit par la joie d’amour » (Jauffré Rudel). On serait tenté de voir
là des exemples de rhétorique amoureuse relevant du plus pur conventionnel. On
aurait tort : la mode ne fait que recouvrir d’apparences colorées une
réalité qui ne peut autrement s’exprimer. D’ailleurs, les troubadours ne sont
jamais dupes : ils savent fort bien qu’ils chantent une liturgie ambiguë à
la gloire de cette grande déesse dont ils ont tout à craindre et peu à espérer, parce que c’est ainsi et que le prêtre-amant
souffrira toujours d’être seulement le desservant d’un temple où se cache l’inaccessible.
À cet égard, Bernard de Ventadour semble particulièrement lucide : « En
cela, ma Dame est bien femme, et je lui reproche de vouloir ce qu’on ne doit
point vouloir et de faire ce qu’on lui défend. Je suis tombé en male merci et
ressemble au fou sur le pont ! Ah ! je sais bien pourquoi tout cela m’est
arrivé : j’ai voulu gravir une pente trop
escarpée . »
Une constatation s’impose : Tristan est moins favorisé
qu’Yseult. C’est lui qui souffre le plus de la situation à laquelle Yseult
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