L'Amour Courtois
matériels. À Babylone, un chant religieux affirmait : « Éreck, foyer
d’Anou et d’Ischtar, ville de putains, de catins et d’hétaïres, que les hommes
payent pour servir Ischtar. » Car la grande ombre d’Ischtar, nommée
également Inanna et Anou (terme qui s’apparente à la Danu ou Ana celtique) plane
sur le Moyen-Orient où on la confond avec l’Artémis scythique devenue grecque, celle
dont la « douce » Iphigénie devient prêtresse, celle que trahit le
prêtre Hippolyte et que la déesse livre aux monstres marins de Poséidon. Mais
elle n’est pas seulement la « déesse du désir », la « déesse de
la vie » qui donne à Enkidou sa seconde naissance, sa naissance à la
condition humaine, elle est aussi la « courtisane de l’amour » et la « putain
sacrée du temple ».
Le récit babylonien concernant Enkidou traduit la réalité d’un
rituel : la « fille publique » qui s’offre à l’Homme Sauvage est
l’incarnation de la déesse, et cette union présentée comme uniquement sexuelle
est en fait un hiérogame, un mariage sacré. Dans de nombreux temples orientaux,
les hiérodules , ou putains sacrées, s’unissent
à tous les hommes qui le leur demandent, et qui les paient (dans toute religion,
il y a don d’argent). Ce geste doit être compris sur un plan cosmique : il
est le symbole de l’union de la divinité (primitivement féminine) et de la
créature (en l’occurrence masculine). Mais d’autres traditions et d’autres
rituels nous montrent le prêtre, représentant le dieu mâle, avoir des rapports
sexuels avec des femmes, ce qui représente le même hiérogame, mais inversé. Au
fond, toute religion est une tentative pour rétablir le contact, interrompu par
le processus de création, c’est-à-dire d’ existence (au sens étymologique de « se tenir hors de »), entre la divinité
créatrice et l’être humain créé. Et rien ne peut mieux traduire ce profond
désir de fusion que l’acte sexuel.
C’est si vrai que dans le cadre du plus authentique christianisme,
les extases mystiques des grands saints et des grands visionnaires s’expriment
par des sensations et des paroles empruntées à la sexualité. Certes, les hommes
se montrent discrets : Dieu étant présenté comme un mâle, toute allusion
sexuelle serait colorée de manière homophile, et les Bernard de Clairvaux, les
maître Eckhart, les Ruusbroec et autres illuminés préfèrent parler de l’union
de leur âme (leur anima , c’est-à-dire leur
principe féminin) avec Dieu. Mais la dévotion à la Vierge Marie, pourtant
détournée vers l’amour filial, prend parfois des allures assez étranges.
Les mystiques femmes n’ont pas les mêmes gênes, ni les mêmes
pudeurs. Écoutons sainte Thérèse d’Avila raconter comment elle a eu la vision d’un
ange : « J’ai vu dans ses mains une longue épée dorée et, à l’extrémité
du fer, il m’a semblé voir une pointe de feu. Avec cette pointe, il semblait
percer mon cœur à plusieurs reprises si bien qu’elle pénétrait
dans mes entrailles . Lorsqu’il la retirait, je croyais qu’il les
arrachait en même temps et il me laissait toute brûlante d’un immense amour de
Dieu. La douleur était si vive qu’elle me fit émettre
de brefs gémissements , et si extrême était la
douceur que me causait cette douleur intense que personne ne saurait
souhaiter la perdre. » Il n’y a pas besoin de la psychanalyse pour
interpréter cette délirante description d’un orgasme. Et souvenons-nous que
tout le Moyen Âge a cru aux démons incubes et succubes qui venaient tourmenter
les saintes personnes et même s’unir à elles, provoquant d’ailleurs des
naissances malencontreuses mais fort heureusement déculpabilisées. Mais la
grande Thérèse d’Avila n’est pas la seule : « Mon cœur aspire au
baiser de ton amour, mon âme a soif de l’étreinte la plus intime qui l’unirait
à toi », s’écrie sainte Gertrude (1256-1302), tandis que Mechtilde de
Magdebourg (1241-1299) prononce d’étranges prières : « Seigneur, aime-moi
fort, aime-moi souvent et longtemps. Je t’appelle, brûlante de désir. Ton amour
brûlant m’enflamme à toute heure. Je ne suis qu’une âme nue, et toi, en elle, tu
es un hôte richement paré. »
C’est peut-être Hedewijch, une visionnaire du XIII e siècle, qui va le plus loin dans ce genre de
délire mystico-sexuel : « Mon cœur et mes artères, et tous mes
membres
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