L'Amour Courtois
s’arrange
toujours pour faire face. C’est significatif d’une certaine infériorité de l’amant
par rapport à la maîtresse. La maîtresse est toujours d’un rang plus élevé, et
c’est à l’amant de faire l’effort nécessaire pour la rejoindre, d’où un lent
travail de maturation qui se traduit par la souffrance, d’où la position clef
de la maîtresse qui peut toujours, puisqu’elle est déesse et donc toute-puissante,
interdire l’entrée de son sanctuaire (la chambre des troubadours) à celui qui
veut devenir son amant. Obligatoirement, le prêtre est inférieur à la divinité.
Et lorsque l’acte sacramentel est accompli, c’est la déesse qui triomphe :
après l’orgasme, l’homme est en quelque sorte mort ,
car il a été dévoré par la femme dont la jouissance, au contraire, conduit à
une plénitude absolue. L’exemple de la mante religieuse est révélateur. L’homme,
c’est-à-dire le mâle, croit toujours être le vainqueur de la confrontation qui
l’oppose à la femme. Il conquiert celle-ci comme un guerrier envahit un pays
voisin. Il prend la femme comme on prend une ville. Il la pénètre en soudard
triomphant. Mais il y laisse ce qu’il a de plus
intime et de plus profond, sa semence . Après quoi, il n’est plus bon à
rien, le processus naturel se mettra en place, et de cette copulation naîtra le
nouvel être.
On comprend alors pourquoi, dans le cadre de l’amour courtois,
la pénétration est théoriquement exclue : l’acte d’amour ne doit pas
déboucher sur la perte d’identité du mâle et sur son inutilité. Il n’y a pas d’être
nouveau à créer, ou plutôt, cet être nouveau, c’est le couple lui-même, sans
apparition d’un tiers qui serait l’enfant. Mais comme, en dehors de la
pénétration, tous les jeux sexuels sont permis, et que ces jeux peuvent se
terminer par l’éjaculation de l’amant, le problème de la faiblesse finale de l’homme
se pose quand même. C’est la dame qui sort de l’épreuve en triomphatrice, et
comme elle a la possibilité d’éprouver plusieurs orgasmes de suite, alors que l’homme
met un certain temps à récupérer son énergie, elle occupe nécessairement la
position dominante. Elle est plus que jamais la grande déesse des commencements,
celle que les hommes des antiques civilisations ont toujours honorée, mais dont ils ont eu terriblement peur , à tel point qu’on
peut se demander si le culte de la déesse n’est pas autre chose qu’un rituel
propitiatoire plutôt qu’un rituel d’amour.
Ici se pose le problème – dont nous avons déjà parlé – de ce
qu’on appelle maintenant le masochisme. Bien qu’il ne fût pas nommé de cette
façon, le masochisme est visible dans tous les grands mythes de l’humanité, dans
tous les rituels religieux. L’amant sait qu’il va souffrir du rapport qu’il
instaure avec sa dame de la même façon que le prêtre se
mortifie devant l’autel de la divinité. Tous les troubadours sont
unanimes à déclarer que leur souffrance est nécessaire et que finalement elle
constitue leur joie profonde. Il n’y a pas de joie sans souffrance qui précède.
La joie sans souffrance n’est pas une joie profonde. On constate à ce moment-là
que toute notion de jouissance surgit de la conscience de souffrir : si
Lancelot n’avait pas eu à écarter les barreaux de la chambre de Guenièvre, se
faisant ainsi cruellement souffrir, il n’aurait pas découvert la joie intense
auprès de la reine. D’ailleurs l’orgasme s’exprime en râles de souffrance.
C’est pourquoi, dans la plupart des traditions religieuses anciennes,
la souffrance est ressentie comme un élément qui permet de se transcender et d’atteindre
l’inaccessible. Sur un plan plus concret, chaque fois que la divinité est une
déesse, son aspect devient d’une grande ambiguïté : elle est représentée à
la fois comme attirante et repoussante, comme belle et cruelle, comme bonne et
mauvaise. L’exemple le plus net en est, aux Indes, le personnage de la déesse
Kâli. Mais bien des aspects de Kâli demeurent en Guenièvre et en Yseult, de
même que dans n’importe quelle Domina des
troubadours ou dans n’importe quelle précieuse du XVII e siècle dont un poète de salon vante la beauté
et la cruauté . Quand Vincent Voiture écrit une
lettre, par ailleurs un modèle de galanterie, à la rousse M lle Paulet,
il la compare à un lion de l’Atlas, mais il avoue désirer ardemment se
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