L'Amour Courtois
faire
déchirer par ses griffes. Quelle différence y a-t-il entre cette attitude
mondaine d’une part et le fanatisme des sectateurs de Kâli, prêts à se faire
dévorer par la redoutable mâchoire de la déesse qui ne se plaît que dans le
sang des victimes ? Quelle différence y a-t-il également avec l’attitude
de Tristan cueillant, selon l’expression d’un poète baroque, « sa mort sur
un bouton de rose » ?
Mais l’ambiguïté va bien au-delà de ce relent de masochisme
que personne ne pourrait nier. En effet, lorsque le prêtre catholique, sur l’autel,
prononce les paroles sacramentelles qui font, selon la doctrine romaine, venir
Dieu sous l’apparence du pain et du vin (ce qui se faisait d’ailleurs, sous
forme plus symbolique dans les cultes dionysiaques et les mystères d’Éleusis), qui
donc est la victime ? N’oublions pas qu’il s’agit du saint Sacrifice de la Messe , et que la victime désignée ( hostia , donc « hostie ») est Dieu incarné
et souffrant par amour pour l’humanité. On discerne assez facilement le rapport :
il y a amour, et même fin’amor , entre Jésus, dieu
incarné, et l’humanité tout entière considérée comme une femme, et même comme
une Domina : ainsi s’effectue le hiérogame Dominus-Domina . Et dans ce hiérogame, Jésus-Dieu
joue le rôle de l’amant souffrant mille morts pour l’amour de celle qui se
refuse à lui. Les graves théologiens romains, si zélés pour gommer toute
référence sexuelle, n’ont guère présenté les choses sous cet angle, et s’ils l’ont
fait parfois, c’est à leur corps défendant, c’est le cas de le dire. On songe
alors à saint Bonaventure, un saint pourtant sérieux, qui plaint amèrement les
pauvres prêtres ou les pauvres moines qui ne peuvent parfois pas s’empêcher d’éjaculer
en priant ardemment le Seigneur.
C’est dire le substrat religieux qui subsiste sous l’amour
courtois, jeu aristocratique raffiné, littéraire et profane. L’image de la
déesse des commencements apparaît chaque fois qu’on essaie de gratter les
vernis que les civilisations androcratiques, puis le christianisme romain ont
répandu abondamment sur ses traits décidément trop sexués et trop sataniques.
Les « inventeurs » de l’amour courtois ont tous
été des clercs, même s’ils représentaient un courant marginal dans l’Église
romaine. En tant que clercs, ils étaient dépositaires de la culture
gréco-romaine traditionnelle. Et cette tradition était lourdement chargée du
souvenir de la grande déesse, à tel point qu’elle a donné naissance au culte
marial, quand on ne sut plus quoi faire de l’image obsédante de l’Artémis d’Éphèse
et qu’on en fit la « bonne » Sainte Vierge, mère de Dieu. Mais il n’y
avait pas que la tradition méditerranéenne à entrer dans le jeu : à
Chartres, dans la crypte, ne prétendait-on pas que les druides honoraient une Virgo Paritura ? On peut difficilement prétendre
qu’ils avaient connu l’existence de la Vierge Marie avant que celle-ci n’apparaisse
dans la tradition. Il faut bien que cette « Vierge sur le point d’enfanter »
ait quelque chose à voir avec les druides, ces prêtres-philosophes de la
religion des Celtes. On a dit et répété que l’amour courtois trouvait sa source
dans l’influence arabe sur la civilisation de l’Occitanie. Cependant, le fait
de rendre hommage à la femme, en la parant de toutes les richesses possibles, mais
en la confinant dans l’espace étroit du harem où elle n’avait que le droit d’être
belle et de se taire, ne paraît guère compatible avec la toute-puissance de la
dame des troubadours. S’il y a une source à chercher, c’est ailleurs, et certainement
plus au Nord. C’est là qu’interviennent en effet les traditions celtiques.
Il ne s’agit pas seulement des schémas mythologiques récupérés
par les écrivains des XII e et XIII e siècles. Certes, le personnage de la reine Guenièvre
et celui de Lancelot du Lac sont issus de la tradition bretonne tant insulaire
qu’armoricaine, de même que l’ensemble du cycle dit arthurien. Certes, le roman
de Tristan et Yseult provient d’un archétype irlandais, la Poursuite de Diarmaid et Grainné , augmenté de
détails empruntés à d’autres récits d’origine gaélique. Certes, Lancelot est l’image
courtoise du héros païen irlandais Cûchulainn, lui-même image du grand dieu
multiple-artisan Lug, et qu’on retrouve
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