L'Amour Courtois
que vaille le champ d’action de ce temps
vague et imprécis des « commencements », quand
tout était possible parce que tout était contenu dans la potentialité d’être .
C’est dans l’épopée de Gilgamesh, que l’on considère comme l’un
des plus anciens textes narratifs de l’humanité, que l’on trouvera l’expression
de cette potentialité qui va être mise en œuvre par le jeu créateur des
pulsions primordiales. Il s’agit de l’histoire d’Enkidou, de son origine et de
sa métamorphose par la femme.
« Et voici la déesse qui s’humecte les mains, et qui, prenant
la glaise du sol, la pétrit en forme de monstre, qu’elle nomme Enkidou [70] . »
Ici, la création est nettement présentée comme féminine, ce qui paraît plus
logique que celle de la Genèse, revue et corrigée par Moïse à l’usage d’une
société patriarcale où le mâle veut se persuader qu’il est le seul à pouvoir
créer. Mais la première création est imparfaite, dans le sens qu’ elle n’est pas achevée : « Et il était
farouche, comme il sied au dieu des combats, et tout son corps était velu. Ses
cheveux étaient longs comme ceux d’une femme, et il était vêtu de peaux de
bêtes. Il errait tout le jour avec les animaux sauvages, et, comme eux, se
repaissait d’herbes et de verdure et se désaltérait à l’eau des ruisseaux. »
En somme, Enkidou mène une vie végétative, en dehors de
toute conscience de soi. Il est quand même remarquable que ce tableau réaliste
et sans complaisance ait été transformé par les rédacteurs mosaïques de la
Genèse. Il eût été déplorable pour l’image du Dieu des juifs que sa créature
fût un « homme sauvage », car c’eût été montré l’imperfection de ce
Dieu. La tradition mosaïque a donc fait d’Adam un homme parfait dans un lieu
parfait, c’est-à-dire le Jardin d’Éden, car cela était nécessaire pour
justifier la chute et le péché . Cette notion hébraïque, ou plutôt mosaïque, est
absolument contraire à la tradition sémitique originelle, comme elle s’oppose d’ailleurs
à la pensée des druides celtes pour lesquels Dieu (quelle que soit la réalité
enfermée dans ce mot en lui-même vide de sens) n’est
pas, mais devient . Autrement dit, dans le mythe primitif, il est normal
que la créature soit brute, imparfaite, sauvage, puisque la divinité créatrice
est imparfaite. Le devenir étant le lent cheminement dialectique de l’imparfait
au parfait, Dieu et sa créature sont obligés de passer par tous les stades de
ce devenir avant de prétendre ouvrir les portes du Paradis.
Cela dit, la présence de cet Homme
Sauvage (on pense à Merlin) a de quoi inquiéter le peuple que gouverne
le sage Gilgamesh à Éreck. Un chasseur, qui posait des pièges pour capturer des
animaux sauvages, voit Enkidou libérer les animaux. Comment survivre dans ces
conditions ? Le chasseur, sur les conseils de son père, va trouver
Gilgamesh et lui expose la situation. « Lorsque Gilgamesh sut ce qui était
arrivé et l’existence de cette créature sauvage qui entravait le labeur de ses
sujets, il donna l’ordre au chasseur d’aller chercher une fille des rues et de
l’amener à l’endroit où se désaltéraient les troupeaux : une fois là, et
lorsqu’Enkidou viendrait boire, elle se dévêtirait et chercherait à le séduire
par ses charmes. En voyant comment Enkidou se comporterait alors, les animaux
se rendraient compte qu’il n’était pas un des leurs et s’écarteraient aussitôt
de lui. Ainsi le monstre serait-il amené à adopter les façons humaines et
serait obligé d’abandonner les mœurs sauvages. » Ainsi est fait. « Dès
que la fille le vit, elle se dévêtit et fit montre de ses charmes. Le monstre, transporté
de ravissement, la pressa contre sa poitrine et l’étreignit follement. Pendant
toute une semaine, il s’attarda amoureusement auprès d’elle, puis rassasié de
ses agréments, il partit rejoindre le troupeau. Mais les biches et les gazelles
ne l’acceptaient plus comme étant de leur race, et lorsqu’il s’approchait d’elle,
elles bondissaient de côté et se sauvaient au galop. Enkidou tentait de les
rattraper, mais un jour qu’il courait, il sentit ses jambes devenir pesantes et
ses membres se raidir. Il s’avisa tout à coup qu’il n’était plus une bête et qu’il
était devenu un homme. Défaillant et sans souffle, il revint vers la jeune
fille. Mais c’était maintenant un
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