L'Amour Courtois
acharnement.
« Il la vit et se changea en lièvre avant de disparaître, mais elle se
changea elle-même en lévrier et le rejoignit. Alors il se précipita vers la
rivière et devint poisson. Mais Keridwen, sous forme d’une loutre, le
pourchassa sous les eaux tant et si bien qu’il dut se changer en oiseau. Elle le
suivit alors sous l’apparence d’un faucon et ne lui laissa aucun répit dans le
ciel. Et juste comme elle était sur le point de fondre sur lui et qu’il avait
peur de mourir, il aperçut un tas de grains qu’on venait de battre, sur l’aire
d’une grange. Il s’y précipita et se changea en un grain. Mais Keridwen prit la
forme d’une poule noire surmontée d’une haute crête et… l’avala. Et, à ce que
dit l’histoire, elle fut enceinte. Quand vint l’époque de sa délivrance, elle n’eut
pas le courage de tuer l’enfant en raison de sa beauté. C’est pourquoi elle le
mit dans un sac de peau. Elle jeta le sac à la mer. » Bien entendu, le sac
est repêché, et celui qui découvre l’enfant s’écrie tal
iesin , c’est-à-dire « front brillant ». C’est pourquoi l’enfant,
qui deviendra le plus célèbre et le plus inspiré de tous les bardes, s’appellera
Taliesin [80] .
Tous les ingrédients se trouvent dans ce conte : la
déesse des commencements au milieu des eaux, le chaudron de connaissance et d’inspiration
qui est le sein de la déesse, l’illumination représentée par les trois gouttes
qui font du « petit savant » un autre être, la poursuite infernale
qui est une véritable dissolution au sens alchimique, l’absorption du grain qui
est le symbole de l’union sexuelle de Keridwen et de Gwyon Bach, la nouvelle
maturation du héros et sa seconde naissance, celle de l’esprit, enfin le nom de
lumière qu’on lui donne. Il s’agit bel et bien d’un processus de métamorphose
de l’être par le contact sexuel ou non de l’homme primitif avec la déesse, exactement
comme ce qui était arrivé à Enkidou pendant ses rapports avec la « fille
des rues » que Gilgamesh avait ordonné de lui envoyer. Et sous une forme
plus mythologique, plus populaire aussi (le vocabulaire est celui d’un conte
oral), le récit ne veut pas dire autre chose que ce qui nous est raconté de la
quête d’un Tristan ou d’un Lancelot vers la dame de leur pensée, puis de la joie qu’ils obtiennent de cette dame dans la
chambre-sanctuaire, joie au cours de laquelle
non seulement l’amant accomplit sa nouvelle naissance à la lumière, mais
également la dame réalise sa plénitude en devenant la mère de son amant. Car toute femme est mère, même si elle n’enfante pas
réellement .
Keridwen est un exemple significatif des délicates alchimies
qui se produisent dans la chambre où gisent les amants courtois. Et c’est aussi
le personnage qui peut faire comprendre ce qui se cache sous l’aspect rassurant
de la bonne Sainte Vierge, la bienheureuse Marie, mère de Dieu, et de tous les
hommes, autrement dit Notre Dame .
2. NOTRE DAME LA VIERGE
Les XII e et XIII e siècles ont vu l’Europe chrétienne se couvrir
de splendides édifices religieux consacrés à Notre Dame, depuis la plus petite
chapelle romane perdue dans une campagne isolée jusqu’à la plus somptueuse
cathédrale ogivale en plein cœur d’une ville. C’est, à n’en plus douter, l’indice
d’une ferveur considérable en l’honneur de Marie, la mère de Dieu, et cela au
moment même où troubadours et romanciers exaltaient la femme en tant que domina , maîtresse toute-puissante des cœurs et des
esprits et but suprême des actions du chevalier-amant. Tout cela n’est
évidemment pas un hasard, et il n’est guère difficile d’établir que le culte de
la Vierge Marie et l’exaltation de la dame de la fin’amor ne sont que les deux expressions d’une même réalité métaphysique, laquelle
réalité semble avoir été vécue alors de façon exceptionnelle et tout à fait
remarquable.
Mais qui est donc cette Vierge Marie qu’on honore ainsi à Notre-Dame
de Paris, à Notre-Dame de Chartres, à Notre-Dame du Puy, et qui prend souvent
d’étranges vocables comme Notre-Dame de l’Eau, Notre-Dame de la Treille, Notre-Dame
des Douleurs, Notre-Dame de Joie, voire Notre-Dame des Pins, Notre-Dame de la
Garde ou Notre-Dame du Bon Secours ? Ses appellations sont innombrables, et
il s’en est toujours créé de nouvelles. Et toutes désignent la même personne, tant
et si bien que cette
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